treize février deux mille vingt-quatre

Je me souviens quand la femme avait tenu Daphné dans ses bras. C’était là, de l’autre côté de la cour intérieure, je peux montrer l’endroit du doigt, dans l’appartement que nous occupions à cette époque, Nelly et moi. La femme était assise à main droite sur le chesterfield rouge, qui n’était pas dans la chambre de Daphné mais dans le salon, Nelly était à main gauche, et moi j’étais assis sur une chaise, le dos tourné à la fenêtre. C’était il y a plus de huit ans, mais je vois parfaitement la scène, avec une clarté totale, comme si j’étais de retour sur les lieux mêmes, au moment même, je n’ai même pas besoin de fermer les yeux pour ce faire, c’est immédiat : quand j’entends ou lis son nom quelque part, c’est à cette scène que je pense. Et, pour moi, cette scène est le vrai nom de la femme. Au bout d’un certain temps, je retourne au cours de mon récit, j’avais suggéré à la femme que c’était le moment que je prenne Daphné, mais elle n’avait pas voulu. Un peu trop fort à mon goût, l’enfant qui n’avait que quelques mois à peine, elle l’avait serrée contre sa poitrine et m’avait dit en guise de réponse : « Laisse-moi la garder encore un peu… » Sans point d’interrogation dans la voix, l’impératif ignore la demande, il interdit la conversation, malgré son faux air suppliant, les sourcils doucement froncés, la tête légèrement penchée sur le côté gauche, une moue qui mime la bienveillance : quelqu’un qui use de son charme pour obtenir quelque chose de quelqu’un d’autre. Cela, le charme, la voyant faire, je sus que ce n’était pas la première fois qu’elle le faisait. Mais ce n’est pas ce qui m’intéresse, moi, ce n’est pas cela que j’ai vu, non, voici ce que j’ai vu, oui : dans son regard, il y avait quelque chose d’halluciné, quelque chose que je distingue aujourd’hui encore avec une netteté parfaite quand, voyant son nom ici ou là dans les journaux, bien que je ne le veuille pas, désirant plutôt l’abandonner à l’oubli, j’en viens à penser à elle, quelque chose que, parce qu’il faut bien nommer les choses, parce que les choses ne doivent pas demeurer innommées au risque de devenir innommables — après tout, n’est-ce pas pour cela que je suis au monde ? découvrir le vrai nom des choses et le leur donner ? n’est-ce pas cela, écrire ? —, j’appelle : « le mal ». Ce mal, que je sois le seul ou non à l’avoir vu, peu m’importe, je ne l’oublierai jamais. Je m’étais rassis sur ma chaise, et je l’avais regardé tenir mon enfant que je ne voulais plus qu’elle tienne. J’avais eu peur pour mon enfant. Alors je n’avais rien fait, tâchant de me rassurer en silence : « Ce n’est rien, Jérôme, il ne peut rien lui arriver, calme-toi, tout va bien se passer. » Or, cette image terrible, si je m’en souviens aujourd’hui encore, et avec une telle précision, sans nul flou, et chaque fois que j’entends parler de la femme, c’est parce que j’avais senti que, mon enfant, n’importe qui, n’importe quoi pouvait le prendre et l’emporter, et que j’étais impuissant : je ne pourrais pas sauver mon enfant, jamais, d’ailleurs, ce n’était pas mon rôle, mon rôle serait de l’élever. Je l’ai vu. Ce visage du mal, je sais ce qu’on peut me dire à son propos, ou plutôt à propos du propos que je tiens à son propos — de fait, on me l’a déjà dit —, on peut me dire que j’exagère, que mon propos est excessif, et c’est vrai qu’on peut l’entendre ainsi et que je n’ai rien, rien outre mon regard, pour assurer de la véracité de ce que je dis. Je suis comme qui a vu la Vierge, tout ce que je puis dire, c’est ceci : « Je n’ai pas eu d’hallucination. Je n’ai pas rêvé. Je n’invente rien. Elle était là, je l’ai vue. Comme je vous vois, vous. » Et cette déclaration suffit à discréditer le propos, comme le fou qui dit : « Je ne suis pas fou » se dénonce fou à qui n’attend que cela pour le condamner comme fou, le mettre au ban de la normalité. Mais le mal dans le regard est l’anti-invisible par excellence : qui l’a vu ne peut plus cesser de le voir, ne verra plus jamais que cela, il devient la perceptibilité même, le fond de la vision, le point où la vision s’accomplit, où sa dimension esthétique épouse la dimension éthique, — voir, c’est pénétrer au fond de l’espace jusqu’à la morale de la chose. Moi, alors, quand la femme prend la parole au nom de la petite fille, — qui sait de laquelle elle parle ? de la petite fille en soi, sans doute —, moi, c’est à Daphné que je pense, et à la peur que la femme avait causée en moi, en moi et dans le monde, et pour toujours, et dès le début, je la ressens encore, aussi vite que la pensée, chaque fois que son nom vient à moi, panique cosmique qui interroge l’ordre des choses qui se tient au fond des choses, confisquant l’enfant, rien qu’en refusant de ne la plus tenir dans ses bras et la rendre à moi, elle, si petite, si belle.