quatorze février deux mille vingt-quatre

Eau de pamplemousse rose ; — tout à l’heure, il y aura vingt ans. Face aux déconvenues que m’adresse l’existence (j’ai d’abord écrit « mon existence », mais ce n’est pas vrai, ce n’est pas mon existence, c’est celle des autres, qui n’a rien à voir avec la mienne, la leur, laquelle ils me font subir), Nelly me trouve d’une grande sagesse. Pas moi. Moi, je trouve que c’est simplement comme ça et que je n’y peux rien. Mais peut-être a-t-elle raison, peut-être est-ce la sagesse que cela. Est-ce que je le pense ? Et pourquoi pas ? Hier, cependant que je traversais le jardin du Luxembourg pour rentrer chez moi enfiler mes baskets et sortir courir, une dame s’est adressée à moi sans autre forme de procès, sans formule de politesse ni introduction, comme si j’étais là pour ça, de toute éternité, moi ou n’importe qui,  la servir, lui répondre quand elle m’interroge : « C’est quoi, ce bruit qu’on entend là ? » Un peu plus tard, je me suis souvenu de cet entretien de Marie Darrieussecq dans lequel elle déclarait notamment : « À vingt ans, je n’étais ni plus jolie ni plus aguicheuse qu’une autre. J’avais une vie sérieuse, des études en tête, déjà des livres à écrire. C’était intolérable, n’importe qui se permettait de m’interrompre dans la rue et je n’arrivais pas à en témoigner. » Et je me suis demandé si c’est ce que j’aurais dû répondre à la vielle dame : « Arrêtez de m’interrompre, c’est intolérable ! » Qui sait ce qu’il se passe dans la tête de l’autre ? La lutte des genres a remplacé la lutte des classes. Et quand on voit les conséquences de la seconde dans le monde ultra-capitaliste où nous sommes condamnés à vivre, on imagine avec effroi les effets à venir de la première. En tant qu’homme, qu’ai-je à dire ? Strictement rien. En tant qu’être qui écrit, à peu près tout. Comment se sentir de son temps ? Je n’y arrive pas. Quand je lis le journal, comme hier, comme tous les jours, je suis pris d’angoisses, ne sachant plus si c’est moi qui suis un imbécile ou le monde qui s’enfonce chaque jour un peu plus dans les sables mouvants de la bêtise universelle. J’essaie de ne pas m’enfoncer, mais est-ce que j’y parviens ? Il y a quelque temps de cela, mais pas si longtemps en réalité, face aux déconvenues que l’existence des autres m’impose, j’aurais sans doute perdu mon sang froid et si, aujourd’hui, je ne le perds pas, pas plus qu’hier face à la dame qui m’interrompit dans mes pensées, ce n’est pas que je manque de vitalité, c’est que j’ai encore plus de questions qu’auparavant, encore moins de certitudes qu’auparavant et que ces doutes, ces questions ne me rendent pas plus faible, non, c’est tout le contraire. À Morton Feldman qui, revenant de la plage, s’était plaint, le neuf juillet mille neuf cent soixante-six, de l’omniprésence des postes de radio hurlant du rock ’n’ roll, lesquels l’empêchaient de penser ses pensées, John Cage avait répondu dans son style caractéristique les paroles de sagesse que voici (traduction modifiée) : « Tu sais comment je me suis adapté à ce problème de la radio dans l’environnement : comme les peuplades primitives se sont adaptées aux animaux qui les effrayaient et qui constituaient probablement, comme tu dis, des intrusions. Ils ont dessiné des images d’eux sur les murs de leurs cavernes ; et donc, moi, j’ai simplement composé une pièce avec des radios. À présent, chaque fois que j’entends des radios — même une seule, pas simplement douze à la fois, comme tu as dû en entendre à la plage, au moins — je pense : “Tiens, ils jouent ma pièce.” » Ne pas haïr le monde, ce n’est pas l’accepter bêtement tel qu’il est — ce qu’on entend généralement par « être zen » —, mais lui trouver un usage dans la vie afin qu’il puisse avoir du sens. Est-ce toujours possible ?