J’aimerais écrire un livre fait seulement des bribes de langage entendues dans la rue. Les conversations, les gens qui parlent au téléphone, les gens qui parlent seuls, les éclats de voix, tout ce qu’on peut entendre en marchant dans une ville cosmopolite comme Paris. Évidemment, un tel livre est impossible parce qu’il faudrait que je parle toutes les langues, pas question en effet de traduire, il s’agirait de laisser le langage brut, pour faire écouter l’impressionnant opéra de langage qu’est une ville comme Paris. J’y ai pensé, en traversant la Place du 18 juin 1940, quand j’ai entendu cette touriste italienne s’exclamer : « È un orgoglioso bastardo ! », phrase qui, sortie de son contexte, était comme une brève explosion, une éruption linguistique d’autant plus fascinante qu’elle est parfaitement improbable. L’entendant, j’ai eu envie de remonter le cours de la marche à l’envers, de prêter plus attention à ce que se disait ce vieux monsieur qui, traversant le cimetière, parlait tout seul. Parlait-il aux morts, à un mort en particulier, à la mort en général ? Et que disait-il ? Il faudrait avoir, non pas avoir, il faudrait être une oreille absolue, tout entendre, tout comprendre, ou, à défaut de tout comprendre, être capable de tout enregistrer et de tout transcrire, ne varietur. Alors, peut-être que le vacarme prendrait tout son sens, alors peut-être comprendrions-nous pourquoi nous sommes là où nous sommes, pourquoi depuis tant de millénaires nous parlons, sans relâche, malgré certaines volontés érémitiques d’interruption, sans pause ni fatigue nous parlons sans cesse, peut-être comprendrions-nous ce que nous disons, ce que nous avons à dire, et peut-être découvririons-nous pourquoi nous sommes là, pourquoi nous en sommes là, là et pas ailleurs, s’il y a un secret ou non dans le langage. Peut-être pas. De toute façon, ce n’est pas possible, d’oreille absolue, il n’en est pas. Et le langage toujours est parlé et toujours il se perd, et nous ne comprenons pas, et nous ne comprenons rien. Ma mauvaise pensée du jour, c’est au cahier à spirale des éclaircies que je l’ai confiée. « Mauvaise », c’est une façon de parler, disons « mauvaise » du point de vue de l’air du temps que je respire, de mon point de vue, c’est une bonne pensée, mais je ne peux pas penser simplement de mon propre point de vue, si je ne pensais que de mon propre point de vue, de toute façon, cette pensée, je ne l’aurais pas eue. Quelles pensées penserais-je si je pensais toujours et seulement de mon propre point de vue ? Aucune. C’est avec des questions comme celles-là qu’on invente de faux problèmes métaphysiques et que les gens en viennent à se haïr les uns les autres ou se fracasser eux-mêmes la tête contre le mur. Si je ne pensais que mes pensées, je ne chercherais jamais à être une oreille absolue, et tant pis si c’est impossible, il faut sauver l’attention du broyage auquel l’air du temps, l’époque la soumet, et écouter.