Angoisse du retour à la normale ; — faut-il que je me demande pourquoi ? Les choses ne demeurant jamais ce qu’elles sont, c’est donc que tout retour à la normale est illusoire, et pourtant, n’est-ce pas cela-même qui nous fait vivre, l’organisation intime de nos vies se fondant sur la répétition, l’habitude, le recommencement, la reprise, le retour du même (retour ordinaire du même qu’on ne confondra pas avec le retour cosmique du même) ? Mais ce n’est pas tout à fait ce que je voulais dire, l’angoisse du retour à la normale signifiant la conscience qu’un état d’exception permanent n’est pas possible — c’est une contradiction dans les termes — et le désir de la permanence de cet état d’exception. Ne serait-ce pas comme une excitation sans fatigue, une veille sans jamais de sommeil ? Imagine-la, cette veille sans jamais de sommeil, ni donc plus jamais de rêve, n’est-ce pas là la matière même d’une vie qui serait invivable ? Dans mon éveil à demi, je me représente dans diverses positions, accomplissant des rites que je ne puis accomplir puisque je n’appartiens à aucun culte, mais qui semblent toutefois avoir une grande signification pour moi. Ces rites, qui plus est, ne sont pas les rites des religions existantes, ni l’imitation plus ou moins ridicules de ceux-là, mais des formes de vie à part entière. Je me dis : « Et, en plus, cela te prendrait quoi, une heure par jour, tout au plus ? » Toujours la mentalité d’un comptable. Mais le temps m’est compté, j’entends : il a une dimension personnelle et puis une dimension imposée, les deux dimensions se recouvrant rarement, si difficiles à concilier qu’elles sont. Ma ritualité, ainsi prise dans les limites d’une durée acceptable, raisonnable, est-elle plus désirable ? Les religions officielles, quand elles sont vives dans les peuples qui y adhèrent, organisent l’hors-du-temps du rite, imposent des durées dont la longueur est une épreuve, le croyant qui tient la durée prouvant sa valeur à son dieu, c’est-à-dire à la communauté de croyants à laquelle il appartient, à laquelle il se fie pour qu’elle lui indique le sens de sa vie, d’autant plus si ce sens est contraignant, violent, humiliant, imbécile, inepte. Moi, le sens de mon existence, je dois le trouver moi-même, c’est le prix de l’émancipation. Qui prétend que se libérer est facile travestit la réalité. Tout exercice de libération est en soi une épreuve. Laquelle épreuve ne fait référence à rien d’autre qu’elle-même, ignore toute extériorité, tout dehors, tout au-delà, ce qui la rend encore plus difficile à affronter, à surmonter. Que les gens deviennent les victimes de leur libération n’a en revanche rien d’étonnant. C’est pourquoi on les voit qui errent médusés par l’étonnement que leur sexe leur a inspiré. C’est pourquoi on les voit embrasser des fois qui leur sont absolument étrangères. Il faut bien remplir l’abîme qu’ouvre l’émancipation. Cette action de remplir le vide, de ne pas l’accepter comme tel, de ne pas reconnaître son existence en tant que tel, le néant en tant que néant, c’est le retour à la normale. Pour n’y succomber pas, il faut apprendre à s’émanciper de l’émancipation, se libérer de la libération, qui ne sont pas des fins en soi, mais des moments, des temps dans le temps. Je lève les yeux : l’employé du restaurant japonais vide son seau d’eau de ménage sale sur le trottoir, deux étages plus haut, la femme fume une cigarette, toujours la même toujours une autre, des hommes d’un certain âge plutôt bien habillés passent, une dame avec un sac à dos, un homme noir aussi, mais jeune, lui ; — que les gens fassent ce qu’ils font, n’est-ce pas étonnant, incompréhensible et étonnant ?