vingt-deux février deux mille vingt-quatre

Je pensais écrire quelque chose mais en fait non. La pluie a tout effacé. (C’est une image.) De mes mauvaises pensées, il ne reste plus rien, que la réalité sur laquelle ces pensées portent. Mais de cela, de cet objet lointain, justement, je ne veux pas parler. Non que je n’aie rien à en dire, ce serait même tout à fait le contraire, si j’écoutais un certain moi, mais ce que j’aurais à en dire, je n’ai pas envie de le dire, ni ici ni ailleurs, nulle part, ce serait si noir, en effet, que de le dire, si sombre. Tu me répondras (c’est toujours moi qui parle), mais c’est la réalité qui est sombre, la réalité qui est noire, et moi je te demanderai, et alors ? qu’est-ce que cela change ? que la réalité soit sombre, cela doit-il entraîner comme une suite nécessaire que je le sois moi aussi ? et quand bien même ce serait d’une logique implacable, je n’ai pas envie de l’être, pourquoi mon désir d’être devrait-il céder devant la nature de la réalité ? De la nature de la réalité, puis-je m’en tenir pour responsable ? À supposer que je le puisse, je ne puis l’être qu’à mesure de ce que je suis, presque rien. Et pourtant, ne suis-je pas aussi presque tout, si je ne succombe au sombre de la réalité, si je ne m’y abandonne, si je ne m’abîme en elle ? Résister ? N’emploie pas de ces mots devenus grotesques, non, aie le mot juste, sois simple. De la réalité, en vérité, ce n’est pas que je ne veuille rien retenir, tout oublier, non, mais je ne veux pas que les mauvaises pensées — causées par le dehors, cet au-delà sur lequel je n’ai aucune prise et dont, à dire tout le vrai, je puis même être considéré comme la victime — obscurcissent les bonnes, les belles. Dans le restaurant où nous déjeunons après et avant le déluge, Daphné me demande de prendre la pose, et je m’exécute, le menton appuyé sur le fermé du poing, les yeux comme ceci, oui, qui regardent en l’air, maintenant, c’est bon, tu peux arrêter, avec plaisir, et joie que nous existions dans ce moment, elle, Nelly et moi. De toutes les horreurs et de tous les mensonges qu’on a pu mettre en circulation sur le dos de la famille, y en a-t-il qui portent sur cette simplicité-là, cette vérité-là, ordinaire, qui semble sans profondeur, mais à tort, n’est-il pas infiniment plus profond que les cérémonies, les hommages, les symboles, les rituels collectifs, les mouvements de masse, cet instant-là ? Évidemment, contrairement à ces phénomènes sociaux si souvent déplaisants que je viens de mentionner en passant, et que, hier encore, à contrecœur, nous vivions, cet instant-là passe rarement à la postérité ; l’histoire l’oublie. (Tant mieux, qui sait ?) Il faut quelque chose d’autre pour qu’il existe, qui tient à, mais qui tient à quoi ? Je ne sais pas. Pourtant, c’est quelque chose qui arrive, c’est certain, et même aux mauvais peintres. Comme ce portrait de Louise Vernet jeune fille peint par son père à Rome, pendant qu’il y dirigeait l’Académie de France, on voit le bâtiment à main droite sous un ciel azur où s’étirent de nuancés nuages. Âgée de seize ou dix-sept ans, suppose-t-on, Louise est debout dans le jardin, légèrement excentrée à main gauche du tableau. Elle porte une robe grise aux manches bouffantes que de petits boutons de pierres précieuses viennent fermer de la moitié de l’avant-bras jusques au poignet. La robe découvrirait largement ses épaules sans la sobre modestie blanche qu’une bande de velours noir relie avec simplicité et élégance au corps du vêtement et sous laquelle on devine qu’un médaillon se dissimule. Elle tient une mauve à la main, fleur qui évoque probablement ses fiançailles avec le peintre Paul Delaroche. C’est là que, sous un parfait chignon, dans un visage paisible (un peu mou, peut-être), de grands yeux mélancoliques mais bons tirent sur le bleu gris et se perdent dans l’espace infini du songe, de la rêverie, de la pensée. Il faut cet art presque miraculeux dans une production d’un style autrement pompier et volontiers réactionnaire (voir les vingt-et-un mètres de la Prise de la smalah d’Abd-el-Kader à Versailles, le long desquels rien n’est épargné au spectateur des fantasmes qui alimentèrent la psyché coloniale, pas même le juif fuyant la bataille en emportant d’un air épouvanté les maigres biens qu’il parvient à sauver au péril de sa vie, oubien encore cette allégorie douteuse sur fond de mauvais jeu de mots qu’est Socialisme et choléra et dans laquelle le choléra, incarné en la personne d’un homme asiatique jouant d’une flûte taillée dans un tibia perforé, est adossé à la mort qui tient le drapeau rouge de la République sociale en lisant le journal le Peuple, le tout dans un décor de fin du monde où le bourreau n’ayant plus personne pour assouvir la soif de sa guillotine a fini par se raccourcir lui-même), il faut tout l’amour d’un père sans doute pour sauver une œuvre de cet accablant académisme et, sinon la racheter, du moins lui trouver une excuse. Cette excuse est unique, certes, elle est imprévisible, cela ne fait aucun doute, comme l’est une éclaircie dans un ciel uniformément noir, et elle est là, heureusement, qui manifeste toute l’étendue de la beauté — aussi vaste que l’infini de l’espace où se perdent nos regards. Un peu plus tard, trempé dans le RER C, bien loin du faste académique des villas, des batailles, des guerres, des palais, assis là, au milieu des touristes venus du monde entier nous visiter, ce n’est pas à cela que je penserai, mais un rayon de soleil venant déchirer le voile noir du ciel, je n’aurai pu le nier.