vingt-quatre février deux mille vingt-quatre

Dans la Montagne magique, avant même que ce diable de Settembrini n’expose à son cousin et lui sa théorie de l’Occident en mouvement (progrès) et de l’Orient immobile (repos), conception qu’on peut qualifier de « hégélienne », Hans se souvient d’une sortie en barque qu’il avait faite sur le lac Holstein, au crépuscule, et où il s’était trouvé à mi-chemin entre le jour à l’ouest et la nuit à l’est. Cet entredeux trouve son lieu propre au sanatorium de Davos où se déroule le roman, entredeux temporel, entredeux spatial, entredeux métaphysique, entre le passé et l’avenir, l’est et l’ouest, la mort et la vie. Le temps suspendu du séjour, séjour qui est appelé à se prolonger bien au-delà de ce qui était prévu, Hans n’ayant pas compris, quand on lui disait que l’unité minimale temporelle était le mois, que ce n’était rien d’autre que la stricte vérité, le temps ne s’écoule pas là-haut comme il s’écoule ailleurs, ce temps suspendu laisse les souvenirs remonter à la surface de la conscience, et la perception qui, ailleurs, est aveugle (qu’est-ce, en effet, qu’une vie bourgeoise comme celle que mène Hans Castrop à Hambourg sinon une vie d’aveuglement, aveugle à la mort même qui est présente dès son plus jeune âge pourtant partout autour de l’enfant ?), et les yeux kirghizes circuler ainsi dans le temps et dans l’espace. Il faut ce temps suspendu entre le passé et l’avenir pour que Hans puisse découvrir où il a déjà vu ces yeux, et reliant la belle Mme Chauchat au fascinant Pribislav Hippe, si fascinant que son nom même ne se prononce pas comme il s’écrit, il ouvre une faille qui ne pourra plus être refermée entre les apparences (le confort) et la réalité (la maladie), et une fois cette relation établie, ce souvenir retrouvé, c’est un jeu de regards incessant qui se déroule dans la salle du restaurant, action à distance des êtres les uns sur les autres. Tout comme le temps étant suspendu, c’est la durée qui le remplace, quand la distance est abolie, l’espace devient quelque chose que l’on traverse dans tous les sens. Sans doute est-ce la clôture relative de ce monde sur lui-même qui autorise ces anomalies, mais la clôture n’est jamais que relative, et ce qui se trouve interrogé là-haut, ce sont moins les symptômes de la maladie que le sens de la vie même. Aussi, Hans, qui pourtant, nous dit-on, n’a jamais pensé de sa vie, se met-il à penser. Moment étonnant où, ensorcelé par des pouvoirs qu’il s’ignorait, le héros semble découvrir la philosophie de Bergson sans jamais en avoir entendu parler. Pendant ce temps, dans le faux monde de la vraie vie, ou le vrai monde de la fausse vie, je ne sais pas comment on dit, une actrice révolutionne le cinéma sans tourner de film, un chef de son état se prend les pieds dans le tapis de la paysannerie, et moi, comment se fait-il que, me sentant sale quand je me trouve exposé à cette obscénité, je ne comprenne pas que ce n’est pas un refuge que l’on trouve dans les livres, non, mais qu’il n’y a que là, sans doute, dans ces livres qui plongent dans le temps profond, profond comme le sens, profond comme la mort, que l’on peut espérer comprendre quelque chose à la vie ? Et cette question, bien que fort différente, apparemment, n’est pas différente que celle-ci : Comment se fait-il que je sois de mon temps ? Laquelle se dédouble : Comment peut-on ne pas l’être ? Comment s’en défaire ? Comment peut-on échapper à son époque ? Comment puis-je échapper à mon époque ? Pour échapper au capitalisme (est-il étonnant, posons-nous la question en passant, est-il si étonnant que ce soit là, à Hambourg que, le 14 septembre 1867, ait paru le premier tome du Capital de Karl Marx ?), Hans Castorp doit monter haut, très haut sur les cimes de la maladie. Là, notre héros ne tombe pas malade, non, il découvre qu’il l’est, qu’il l’a toujours été. Et toi, ai-je envie de me demander, quelle montagne t’ensorcelle ?