vingt-six février deux mille vingt-quatre

L’accomplissant, je pense : j’accomplis mon rituel immanent. N’ai-je pas d’abord pensé « immanentiste » ? En effet, et puis, sans cesser de l’accomplir, j’ai rayé ce dernier qualificatif, on aurait dit une sorte de culte mal poli, mal compris, et je lui ai substitué celui-là qu’on vient de lire, plus simple, plus juste, plus direct, plus exact. Et l’accomplissant, ce rituel immanent, quelque chose s’ouvre dans l’espace et dans le temps ; — non, pas « quelque chose dans », ce sont l’espace et le temps qui s’ouvrent, s’ouvrent à moi. Ailleurs, il était sans doute plus facile d’accomplir ce rituel, il allait de soi au sens où le dehors (la géographie, le climat, l’atmosphère) semblait l’appeler à lui, mais le critère de la facilité ou de la difficulté ne doit pas entrer en compte ici : ce n’est pas une épreuve que je m’impose (ni un test ni un conteste), — c’est une expérience que je fais (un essai réussi). Ici, tirant ces derniers temps inlassablement sur le gris, le dehors semble appeler au dedans, mais je ne dois pas me laisser prendre au piège de ces apparences (ce que, je dois toutefois le reconnaître, j’ai fait), il faut en dépit desquelles apparences que je laisse la nécessité apparaître. Laisser apparaître la nécessité à moi, au monde. Tant que je ne suis pas par moi-même empêché de, je ne puis me laisser empêcher de. Apparition de la nécessité : dépassement et accomplissement. Dépassement et accomplissement sont un seul et même mouvement. Dans la traduction de la Montagne magique de Mann que je lis (Claire de Oliveira), cette expression revient : « se donner du mouvement », que je trouve belle, en raison aussi de sa désuétude, sans doute, mais surtout, je crois, à cause de son sens littéral : se mettre soi-même en mouvement. Or, n’est-ce pas cela (en un sens peut-être un peu trop aristotélicien ? je ne sais pas, j’écris tout haut), être selon sa nature ? Se comporter selon sa nature ? Pas du tout : « être fidèle à soi », comme si le « soi » en question préexistait dans lequel il fallait que le moi se fonde, — mais d’où vient une telle préexistence ? — (pas plus qu’hier, il ne s’agissait d’avoir « confiance en soi »), mais mouvement en tant que dépassement-accomplissement. Immanent, alors, cela veut dire : qui se tient dans l’horizon de soi en tant que dépassement et accomplissement d’un soi sans nulle préexistence (on ne devient pas ce que l’on était avant de le devenir), mais devenir la pure innocence — faire un pas au-delà, en quelque sorte, de la pure innocence du devenir : le devenir n’est pas seulement innocence, le devenir accomplit la pure innocence. N’ai-je pas été fasciné, hier quand, cependant que je lui montrais une vidéo sur laquelle on la voyait jouer dans l’appartement où nous vivions jusqu’à notre retour, l’enfant m’a demandé où c’était ? Elle avait complètement oublié cet appartement où elle a pourtant vécu cinq ans. Et pourquoi ne l’aurait-elle pas oublié, lui qui n’avait plus la moindre importance dans sa vie ? Moi qui me sentais nostalgique, ma nostalgie fut dévastée par la puissance de l’enfance, la puissance de l’oubli, non pas comme destruction du passé (le passé existe-t-il seulement ?), trou de mémoire, mais devenir, au contraire, avancée irrésistible, vie, pure et innocente vie. Et comme elle paraît coupable et lourde et laide, notre mémoire (et son devoir en outre) face à une telle puissance. Faut-il forcément que nous la perdions, qu’elle soit bornée à l’enfance, sans passage outre, faut-il, quand c’est tout le reste qu’il faudrait oublier pour vivre, qu’elle tombe dans l’oubli— cette puissance ?