Hier au soir, à une heure qui n’était déjà plus tout à fait raisonnable pour ce faire, j’ai revu A Room With a View, de James Ivory. Un peu plus tard dans la nuit, j’ai rêvé que Nelly me quittait. J’ignore toutefois s’il y a un quelconque lien de causalité entre ces deux événements, le cinématographique et l’onirique. Dans le rêve, il était question d’une liste d’hommes avec lesquels Nelly m’avait trompé, liste que je découvrais et qu’ensuite je lui montrais pour qu’elle s’explique à ce sujet. Ce qui me blessait le plus, c’était que Nelly m’avouait tout sans mentir ni éprouver la moindre culpabilité (elle répondait avec franchise à ma question à ce sujet). Un peu plus tard dans le rêve, sur une immense plage de sable, je voyais Nelly passer devant moi en compagnie d’une femme (je suppose) sans même m’adresser un regard. Je la regardais s’éloigner vers une dune située à ma gauche. Et puis, tout en me dirigeant vers la mer, je sentais une immense tristesse m’envahir à l’idée que Nelly m’ait tourné le dos et qu’elle se soit éloignée de moi sans même se retourner. Un peu plus tard dans la matinée, j’ai songé que ce film, A Room With a View, c’était comme si je l’avais rêvé la veille avant de le voir et, tout en pensant à cette idée (la pensée du film comme un rêve du film), j’ai eu le sentiment qu’un temps très long s’était écoulé entre le moment où je m’étais souvenu de la scène où les jeunes gens jouent au tennis dans le jardin de la maison de la mère de Lucy et le moment où j’ai revu le film quand, en réalité, ce ne sont guère plus de vingt-quatre heures qui ont passé. Cette scène de la partie de tennis montre le contraste entre la joie et la vitalité des jeunes gens (Lucy, son frère et son amant, George, ainsi qu’un quatrième, ami du frère) et le snobisme infatué et aveugle de Cecil, le fiancé de Lucy, mais il n’y a pas lieu d’y voir une contradiction entre la vie et la littérature, d’autant moins que la vie se retrouve dans la littérature : Cecil, ignorant l’aventure qu’ont connue George et Lucy, alors en voyage à Florence, lit dans l’ignorance la plus humiliante la scène du baiser dans la campagne telle qu’elle est racontée dans Under a Loggia par Eleanor Lavish, une romancière qui faisait partie de la coterie anglaise en Toscane et à qui la cousine de Lucy, Charlotte, une vieille fille qui a connu dans sa jeunesse une aventure de même nature, a raconté l’intrigue qu’elle a surprise. Cette scène fait voir l’opposition entre l’authentique et le social, et tout le film fonctionne avec cette contradiction qui oppose des sentiments vrais à une trop grande sociabilité qui les étouffe et finit par les détruire. Les deux personnages féminins de Lucy et de Charlotte sont exemplaires : elles ont connu la même aventure au même âge, mais Charlotte, pour n’avoir pas vécu sa passion, est devenue une dame d’un âge indéfinissable qu’on tourne en ridicule alors que c’est en vérité une âme passionnée, passionnée d’une passion qui n’a jamais trouvé à s’exprimer. La passion de Lucy, elle, frustrée sentimentalement et sexuellement, s’exprime au piano, mais l’art en tant que forme socialement acceptable de la passion et de son expression — Beethoven et Schubert fétiches de la classe dominante — c’est d’ailleurs à cause de ce fétichisme que Cecil veut épouser Lucy, pour l’exposer comme un trophée, lui qui, toujours pourtant dans les livres s’y révèle parfaitement insensible — étouffe le naturel vivant, la vitalité qui en est à l’origine. Autre scène caractéristique de cette contradiction : le bain des hommes qui, dans un étang caché dans la forêt où les personnages ont l’habitude d’aller se baigner en été (même Lucy, avant qu’on ne finisse par la surprendre), voit Freddy (le frère de Lucy), George et le révérend Beebe se dénuder pour se jeter à l’eau et s’ébattre dans des jeux innocents et virils comme des sortes d’hommes primitifs, ignorant toute forme de pudeur, de bienséance, de convenance et de convention. Ces corps nus qui exultent dans le retrait de l’étang sont le négatif de la vie sociale en même temps que son positif dans la mesure où cette dernière ne parvient jamais tout à fait à éteindre les pulsions, les passions, la joie de vivre et le désir des êtres humains dont elle s’efforce de contrôler les faits, les gestes, les sentiments, les pensées. La société se maintient et croît en étendant son emprise sur les corps, l’intimité non seulement de la chair mais de la conscience : à mesure que la société prend possession des individus, la marge dont ces derniers disposent pour vivre leur singularité (gestes idiosyncratiques, pensées personnelles, sentiments authentiques, désirs libres) se réduit toujours plus et, entretenant volontairement la confusion entre unité et uniformité, la société condamne et cherche à combattre toute expression de la personnalité. Après qu’elle a rompu ses fiançailles, Lucy songe ainsi dans un premier temps à fuir avec des vieilles dames de sa connaissance qui prévoient un voyage à Constantinople pour éviter d’avoir à affronter le jugement du monde social. Ce n’est qu’après sa rencontre avec le père de George, un anticonformiste lecteur de Thoreau, qu’elle comprend qu’elle n’est pas obligée de suivre la voie qu’a tracée pour elle la société : faire un mariage de raison avec un bon parti ou bien devenir vieille fille, mais qu’il est possible de vivre sa vie. On aurait tort de réduire ce genre d’arguments à une forme de romantisme, c’est-à-dire une sensibilité et une pensée résolument caduques dans nos sociétés post-modernes : si les formes extérieures du contrôle ont changé, les formes intérieures se sont au contraire renforcées et la marge laissée à l’individu s’est réduite en proportion. La libération apparente des corps sexués n’a pas conduit à une autonomie plus grande des individus, c’est l’inverse qui s’est produit : dans le devenir sociétal du droit, l’intégration de l’individu dans l’État (la forme juridique de la société) est accrue et renforcée puisque c’est l’intimité devenue publique (en ce sens, le romantisme a bel et bien été vaincu) qui est incorporée à la loi. Tout contenu de conscience devant désormais s’assurer lui-même de sa conformité à la loi, de sa propre constitutionnalité, l’empire de la société peut enfin devenir total. L’État de droit se mue en État du doit (tout « Tu as le droit » enveloppe un « Tu dois » qui en est le véritable sens).