Huit mars deux mille vingt-quatre.

De loin, je ne sais pas si cette masse sombre autour de laquelle s’affaire un groupe de pigeons est le cadavre d’un enfant ou un sac poubelle. Je suppose que c’est un sac poubelle parce que c’est ce que l’on est habitué à trouver, par terre, au pied des arbres, à Paris, mais se pourrait-il qu’un jour, le monde dans lequel nous vivons ait à ce point changé qu’on ne s’attende plus à trouver là des sacs poubelle, mais des cadavres d’enfants ? Dans la matinée, à des moments différents, deux jeunes femmes emploient cette même expression : « zéro virgule un », et je ne sais pas de quoi elles parlent. Parlent-elles de la même chose ou sont-ce deux choses différentes qu’elles nomment ainsi ? Pour le savoir, il faudrait que je leur pose la question, mais quel homme serait assez fou, un jour comme aujourd’hui, pour aborder une femme, a fortiori une femme plus jeune que lui, dans la rue ? Ne serait-ce que le mot « Bonjour » semble une violence. Moi, qui n’ai jamais abordé femme qui soit dans la rue pour séduire ou je ne sais quoi, tellement j’ai toujours trouvé que c’était là un des sommets de la vulgarité, ce n’est certainement pas aujourd’hui que je vais entreprendre une démarche de ce genre. J’ai l’impression d’avoir déjà dit cela quelque part, mais je ne sais plus où, et je n’ai pas envie de chercher. Au lieu de chercher, je pense à cette scène de Vertigo où Scottie ayant retrouvé Judy, en qui il reconnaît nécessairement quoique confusément encore Madeleine, l’invite à dîner : 
SCOTTIE. — Will you have dinner with me?
JUDY. — (Immediately wary, the smile fading) Why?
SCOTTIE. — Well, I feel I owe you something for all this…
JUDY. — No, you don’t owe me anything.
SCOTTIE. — Then will you for me?
JUDY. — (Warily) Dinner … and what else?
SCOTTIE. — Just dinner.
JUDY. — Because I remind you of her?
SCOTTIE. — Because I’d like to have dinner with you.
She smiles, pleased with the gallantry of his answer, and regards him thoughtfully.
JUDY. — (Slowly) Well … I’ve been on blind dates before… Matter of fact, to be honest, I’ve been picked up before.
(Vertigo, Draft 9-12-1957)
J’ai toujours trouvé cette scène déchirante, — le désir dévastateur que Scottie éprouve pour un fantôme, Judy Madeleine, qui sait, et qui, elle, désire, non pas la fiction malsaine, le piège, mais un bonheur simple et qui, prête à tout pour cela, fait cette confession sublime, tragique, pleine de honte, de détresse, d’humiliation, de misère, de sincérité : « I’ve been picked up before. » Mais Judy Madeleine n’est pas Marie Madeleine, et il n’y aura pas de rédemption pour elle, rien que la mort, toujours la mort. Et, contrairement au fantasme dont Scottie voudrait jouir en rejouant à l’infini des scènes fausses, les fantômes n’existent pas, et personne ne revient d’entre les morts. Ce matin, j’ai écrit un assez long paragraphe sur l’idée féministe qui veut que les femmes (re)prennent possession de leur corps et la croyance dualiste derrière les idées de ce genre d’une séparation entre le moi (âme, esprit, cerveau, personne…) et le corps, et qui font des phrases comme : « Mon corps m’appartient », comme si c’était une chose, le corps. Voici ce long paragraphe : « Cette conception bourgeoise libérale du corps comme possession semble dater d’un autre siècle (le XIXe). Elle est d’autant plus étrange qu’on se demande en vain qui est ce “moi” qui possède le corps ? En outre, le dualisme sur lequel elle se fonde a toujours été de nature profondément religieuse (on le trouve notamment dans le culte de la mort en Égypte ancienne, chez les Pythagoriciens en Grèce ancienne, et bien évidemment chez les Chrétiens chez qui il est essentiel en tant que fondement de l’immortalité de l’âme et de la doctrine de la rétribution post mortem, Descartes en a fait un élément clef de sa doctrine métaphysique sans lequel tout s’effondre) et ne recouvre aucune réalité. Le sentiment ne va pas de soi et l’idée d’une survivance après la mort semble relever de la pure et simple superstition. De la même façon que les êtres humains n’ont pas toujours écrit, il est fort probable qu’ils n’aient pas toujours été un moi qui possédait un corps. L’idée de possession de son corps est solidaire de la doctrine cartésienne qui veut “se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature”, la distinction moi/corps répliquant au niveau microcosmique la distinction homme/nature au niveau macrocosmique. Pourtant, d’autres traditions — orientales, par exemple, mais aussi bel et bien occidentales, issues de Lichtenberg, Nietzsche, Wittgenstein, etc. — refusent cette scission et nient catégoriquement la distinction entre le corps et le moi (âme, esprit, cerveau…). Wittgenstein a une phrase très claire à ce sujet : “The idea of the ego inhabiting a body to be abolished.” Il est étonnant (c’est un euphémisme) que ces diverses contestations du dualisme et donc de l’idée de corps comme propriété du moi (de la personne) aient si peu d’écho, alors que les questions climatiques et environnementales remettent profondément en cause l’idée que la distinction homme/nature ait quelque fondement que ce soit, et que se présentent comme modernes des doctrines qui sont en fait des ersatz de conceptions religieuses très anciennes. Ainsi du genre, notamment, dont la théorisation vient renforcer de manière déconcertante le plus pur dualisme (Cf. “Je ne suis pas né dans le bon corps.”). De même qu’il n’y a pas de distinction réelle entre l’homme et la nature, il n’y a pas de distinction réelle entre le moi (âme, esprit, personne…) et le corps. Mais aucun progrès réel dans notre rapport au monde et à nous-mêmes n’est possible sans l’abandon de ces mythes tenaces. » Et puis, je me suis dit ceci (je ne me cite plus, à présent, je recommence à écrire tout haut) : Notre langage est si profondément marqué par le dualisme que, si on sait parfaitement comment dire des phrases comme : « J’ai un corps », « Ceci est mon corps », « Mon corps m’appartient », etc., on est incapable de faire des phrases positives qui ne nient pas ce dualisme, mais expriment une réalité qui échappe à ce dualisme. Une phrase qui essaierait de nier le dualisme en affirmant : « Je suis un corps » aurait toutes les caractéristiques du non-sens, et nous ne savons en réalité que faire des phrases négatives comme celles de Wittgenstein. En outre, quand on essaie de défendre une position qui échappe au dualisme, on ne cherche pas à substituer à une phrase de type « J’ai un corps » une phrase de type « Je suis un corps ». Cette dernière phrase n’étant tout simplement pas ce que nous voulons exprimer quand nous voulons exprimer que nous ne sommes pas un moi assigné à résidence dans un corps. L’affirmation de Wittgenstein est profonde certes, mais elle n’en demeure pas moins négative, et cela est sans doute dû au fait que le langage dont nous disposons, ce langage formé par des millénaires d’une pensée profondément dualiste, ne nous permet tout simplement pas de dire autre chose, de faire autre chose que des phrases dualistes. Comment parler autrement ? Cette question m’obsède. D’autant plus que, je crois, peut-être, on ne le peut pas. Et alors, dans l’impossibilité où nous serions de parler autrement, qui voudrait quand même y parvenir, devrait parler une autre langue. Oui, mais laquelle ? Et qui la comprendrait ?