Quinze mars deux mille vingt-quatre.

Tombé, 2. — Quand je suis finalement allé voir dans l’angle mort, il n’y avait rien. Avant mon passage, y avait-il eu quelque chose ? Cela, je ne le saurai jamais. J’ai regardé cet endroit d’une banalité humide, où le soleil ne vient jamais réchauffer le sol, et je me suis demandé, jetant un œil aux fenêtres de l’appartement du rez-de-chaussée qui donnent sur cet espace froid, comment on pouvait vivre ainsi. À vrai dire, vivre ainsi, ce n’est pas si mal, il y a bien des manières de vivre plus mal, et cette remarque que je venais de faire m’a semblé un peu imbécile, comme si je cherchais à me venger de l’absence de la chose chue sur l’environnement de l’endroit où la chose chue aurait dû tomber, et moi la trouver. Rien n’était tombé du ciel, fallait-il que je me rende à l’évidence. Mais quelle évidence quand, en réalité, je n’avais rien vu ? Si je n’avais rien vu, était-ce qu’il n’y avait rien à voir ou qu’on me cachait quelque chose ? J’ai levé les yeux vers la fenêtre d’où il m’avait semblé que la chose était tombée, et là-haut non plus, il n’y avait rien. Rien ne tombe de nulle part. Et il n’y a rien à voir, nulle part. J’ai levé les yeux vers la fenêtre de la cuisine de mon appartement d’où j’avais cru voir la chose tomber, mais là-haut non plus il n’y avait rien. Tant mieux, me suis-je dit, sans trop savoir pourquoi. Je me suis dit qu’il était grand temps de me trouver une activité afin d’occuper mes journées, mon désœuvrement me conduisant manifestement à inventer des histoires là où il n’y a pas matière à, là où il n’y a rien. Et puis, quelles histoires : « Alors, de quoi ça parle ton nouveau livre, Jérôme ? Oh, un truc génial : c’est l’histoire d’un chat qui tombe par terre. » Est-ce bien sérieux ? Je suis remonté à l’appartement en pensant à tout cela, à l’absence de sérieux de mon existence, au peu d’importance de mon existence, les autres — et par « les autres », j’entendais : « les autres écrivains » —, les autres couchent avec des princesses au sang bleu, transpercent les classes, sauvent le monde et la Palestine avec, et toi, regarde-toi, qu’est-ce que tu fais ? Tu traînes entre l’appartement et la cour intérieure de l’immeuble où tu vis, inventant d’insignifiantes histoires à dormir debout, tu ne mérites même pas le titre d’écrivain, tu mérites tout juste de disparaître dans l’oubli. Peut-être exagérais-je un peu, montant les trois étages qui conduisent à mon appartement, peut-être, mais quelque chose me déplaisait dans cette histoire, ou dans cette absence d’histoire, comme s’il manquait un morceau, un sens ou une partie de sens qui éclaircirait les phénomènes : ce n’est pas tous les jours que des corps tombent par la fenêtre et viennent s’écraser sur le sol, pas tous les jours, en tout cas, moi, c’était la première fois que je voyais ça. J’ai haussé les épaules, je me suis trouvé absurde, essayant de justifier par l’impossible mon ennui. Et on ne peut pas dire que je ressemble à James Stewart, non. Pour me changer les idées, je suis sorti de chez moi, il faisait beau à Paris cet après-midi-là. Et j’ai oublié cette histoire de chat, cette histoire de chute. Pourtant, cette nuit, j’ai rêvé d’une tache noire qui allait et venait dans mon champ visuel. Elle était petite tout d’abord, presque invisible à l’œil nu et puis, elle grossissait, grossissait jusqu’à envahir tout l’écran de mes rêves. Au moment où l’écran de mes rêves allait devenir tout noir, la tache s’est transformée en oiseau. J’ai levé les yeux au ciel, et dans le ciel parfaitement bleu de cette fin d’hiver, j’ai vu une tache noire qui tournait en cercle au-dessus de ma tête. Non, me suis-je dit dans mon rêve, ce n’est pas au-dessus de ma tête, non, l’oiseau tourne au-dessus du monde. Et l’oiseau tournait au-dessus du monde, et tournait de plus en plus vite, et je ne savais plus bientôt si c’était une tache, un oiseau, ou des ailes mécaniques qui s’apprêtaient à fondre sur le monde pour qu’y descende l’ange de la mort, l’ange de la rédemption, l’ange de la destruction. Dans la scène suivante de mon rêve, se projetant sur l’écran de moins en moins bleu de mon rêve, j’étais en train de courir et, si je ne voyais pas ce qui était en train de me poursuivre, je sentais une menace de plus en plus pressante, et je courais à en perdre haleine, tâchant d’échapper à cette invisible tache qui me poursuivait, toujours plus vite, toujours plus loin, mais vers où ? Où suis-je ? me suis-je demandé sur l’écran de mon rêve gris tombée de la nuit à présent, où suis-je ? Et je ne savais pas où j’étais, je ne savais pas où je courais. Étaient-ce les couloirs de la mort, les couloirs de la vie, les dédales du labyrinthe, la tache était-elle un monstre mi-homme mi-animal qui me poursuivait, était-ce sa victime que j’avais vu choir la veille par la fenêtre de mon appartement ? Tout à coup, j’ai vu un recoin sombre à main droite où il m’a semblé que je pouvais trouver refuge. Je m’y suis précipité et, tâchant de faire le moins de bruit en tachant de reprendre mon souffle, je me suis adossé au mur, regardant en tournant la tête vers l’arrière pour voir si le monstre me poursuivait encore. Combien de temps suis-je resté là, à guetter, à attendre, à tâcher de reprendre mon souffle ? Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que le temps m’a paru infiniment long et infimement bref en même temps et que la collision de ces deux temps, je ne sais pas pourquoi ni comment j’en ai eu soudain la parfaite conscience, la collision de ces deux temps m’a semblé être à l’origine de tout : de mon hallucination, de la réalité de la chute, de la métamorphose des animaux, des monstres, de mon désœuvrement, de l’ennui des héros blessés, de la vie même, oui, de la vie même, et encore que je ne parvenais à m’expliquer comment, je savais que c’était rigoureusement vrai, que je venais de comprendre quelque chose qui allait changer ma vie. Au moment où je m’apprêtais à prononcer ces mots qui allaient changer ma vie, il s’est fait une grande lumière partout autour de moi, très vive, mais pas aveuglante, non, très vive, mais très claire. Je n’étais pas ébloui par la lumière, j’avais les yeux grand ouverts, mais je ne voyais rien, rien que cette intense clarté, cette lumière parfaitement claire mais dont je ne saurais dire la couleur, si je m’écoutais, je dirais que c’était une lumière sans couleur, mais cela a-t-il un sens, une lumière sans couleur ? Et puis, un grondement sourd s’est fait entendre, de plus en plus fort. Et, comme la lumière, s’il était sourd, il n’était pas assourdissant, je l’entendais parfaitement. Je me suis même dit : Tiens, je n’ai plus d’acouphènes. Le son sourd devenait de plus en plus fort et, bientôt, la pénombre s’est faite partout autour de moi, en même temps que la lumière qui s’était faite autour de moi, et ce fut le silence en même temps que le bruit le plus fort, fort mais pas assourdissant, et tous ces contraires ne se contredisaient pas, et je n’étais pas étonné qu’ils ne se contredisent pas, non, il me semblait parfaitement logique qu’ils ne se contredisent pas. Je me souviens que je me suis dit : Mais comment avons-nous pu vivre si longtemps dans un monde illogique ? Et par là, je voulais dire, je le comprenais sans le dire, dans mon rêve, je n’avais pas besoin de le dire, je le comprenais, dans un monde où les contraires se contredisaient sans jamais pouvoir coexister. Et comment cela me paraissait logique, à présent, je ne le comprends plus. Je me suis réveillé avec ce sentiment d’une logique de la contradiction, comme si les choses pouvaient tomber et ne pas tomber en même temps, choir et ne pas choir, comme si tout pouvait exister en même temps, tout et son contraire, quelque chose et rien, sans que cela n’implique nulle contradiction. Et je me souviens qu’au réveil, je ne fus pas perturbé par cette idée, non, au contraire, j’ai ressenti une grande paix. Si on m’avait demandé pourquoi, je n’aurais pas su le dire, mais ce n’était pas à cause de l’indicibilité de la chose, non, ce n’eut pas été la peine de parler, — on aurait vu.