Tombé, 4. — J’ai voulu savoir qui était cet Orsini. Je voulais savoir ce qu’il pensait. L’entendre de sa bouche, oui, de ses lèvres sangs sur fond du désespoir. Alors, je me suis mis en chemin. J’ai pris la route. On racontait qu’il habitait là-bas, dans la montagne au-dessus de la mer. Alors, j’ai voulu aller là-haut, aller sur la montagne au-dessus de la mer. La montagne que, depuis la mer, il faut désormais gravir à pied. Depuis la chute de l’État, toutes les routes sont fermées. Depuis que la grosse masse noire est tombée depuis le ciel dedans la mer, depuis que nos existences ont été arasées, nul véhicule n’est plus autorisé à circuler nulle part. Et des véhicules, à dire le vrai, il n’y en a même plus. Où seraient-il allés d’ailleurs, ces véhicules si, soudain, ils avaient de nouveau pu circuler ? Il n’y a plus nulle part où aller. Tout est fermé désormais, c’est-à-dire : tout est ouvert désormais. C’est pourquoi on a commencé à se rendre auprès de lui, là-haut, dans la montagne, pour l’écouter. Moins pour comprendre que pour survivre, sans doute, enfin je crois. Toujours survivre, le seul désir, qui tient, malgré la fin, l’ultime obsession. Autoroutes désertes, on les emprunte pour marcher. Alors, me suis-je dit, puisqu’il faut marcher, je marcherai. Je veux voir Orsini. Je veux l’entendre parler. De sa bouche, je veux l’entendre me dire ce qu’il pense, à quoi il pense, de quoi ses rêves sont faits. Hémoglobines lèvres sur fond de néant. Avant l’ascension, il faut passer la route. Abandonnée, la route est déserte. C’est comme si une longue langue gris bitume avait léché la civilisation jusqu’à son os et, après, des dents avaient brisé l’os, et la bouche avait sucé la moelle sans laisser goutte restée. Privés de leur utilité, les voyant, les aménagements routiers me font penser à des sculptures étranges. Et qui n’aurait pas connu ce qu’il y avait là, avant, n’aurait pas connu le monde avant la chute, aurait pu imaginer toutes sortes de choses, aurait pu croire à des temples érigés par d’orgueilleux peuples en l’honneur de leurs divinités inorganiques. Quand je passai l’échangeur, je jetai un coup d’œil à l’intérieur des cabines. Bien avant la chute, on avait commencé à les vider, remplaçant les gens par des machines, automates infaillibles. À présent, libérées de toute technique, hors d’état de fonctionner, ces cabines vides semblent témoigner d’une époque lointaine, rejetée loin dans la pénombre de l’histoire. Où sont passés les gens ? me suis-je demandé et, avant même de poser la question, j’ai compris qu’elle n’avait plus de sens et que, peut-être, même, elle n’en avait jamais eu. Comment expliquer le sentiment qui m’envahit alors à la vue de toutes ces constructions dépourvues de toute fonction ? Tout semble mort, depuis longtemps mort, alors qu’ils sont somme toute assez récents, les événements, mort et rendu à la vie. Oui, les deux, à la fois. Déjà poussent entre les blocs de béton et les barres d’acier et les lames de verre des herbes folles. Sur les bas-côtés, dans les terres-pleins centraux où l’entretien n’est plus assuré, la végétation croît, palettes inconscientes de couleurs vives, vert orange rouge, plus rien ne circule et pourtant la nature paraît vouloir imiter le passé du lieu, singer une civilisation défunte. Je décidai de faire une pause et regardai autour de moi l’absence. Le silence fait un bruit incroyable, pensé-je. Ici, il y a peu de temps encore, rugissaient les moteurs, centaines de centaines kilomètres à l’heure de violence, de pression et de dépression, de tole en mouvement comme autant de petits bombardements, la terre tremble par en-dehors, milliers de centaines de kilomètres à l’heure des millions d’hommes et des millions de femmes qui circulent, mécanique transhumance, et leurs enfants, de plus en plus rares, et leurs animaux domestiques, de plus en plus nombreux, et ces cadres, ces ouvriers, ces familles, ces gens de rien, ces départs en vacances, les heures de pointe, les horaires de bureau, la fuite en avant de tout ce qui s’est jamais tenu debout, oui, mais pour aller où ? La question ne se posant plus, le paysage m’apparut comme une immense demi-sphère creuse vue de l’intérieur. Personne n’avait jamais assisté à ce spectacle et personne n’y assisterait plus jamais. Je me sentis et le premier des hommes et le dernier des hommes, unique en mon genre, la boucle du temps se refermant sur elle-même, ici, le début et la fin ne présentant pas la moindre différence à l’observateur que je suis. Au-dessus le ciel est bleu, parfait dans le soleil, bas encore, du matin. Et je regarde pendant un long moment cette vaste étendue qui s’offre à moi. Ce n’est pas le désert de la nature, c’est le désert de la vie humaine qui a cessé de croître. Et c’est beau, en vérité. Bien plus beau, en tout cas, que ce qui s’était trouvé là, jadis, et que, depuis bien longtemps, personne ne prenait même plus la peine de regarder. Je me souvins que, parfois, empruntant cette route en voiture, mon regard se perdait dans le vague pendant quelques instants, il prenait la forme d’un point d’interrogation, prenait appui sur le fond du paysage, et la question venait s’imposer d’elle-même : Qu’y a-t-il, là derrière ? Y a-t-il seulement quelque chose ? Et si tel était le cas, pourrait-on le concevoir ? Tout ne se confond-il pas avec la route ? Pourtant, le paysage, on le traversait. Littéralement, on passait à travers comme on passerait à travers un écran de papier que l’on déchire et, si l’on voyageait longtemps, on voyait bien qu’il changeait, que la géographie n’était plus la même, que le climat était différent, les arbres n’étaient plus ni des cyprès ni des pins, mais de cela, on n’avait pas conscience. Tout allait si vite que la nature du paysage semblait être le changement même, la vitesse du véhicule la vitesse de la nature, la vitesse du monde. À présent, immobile quasi, réduit à la lenteur de ces quelques kilomètres à l’heure que la marche me permet à peine, je vois comme tout cela était faux, je sens la lenteur du temps, ce temps que nous confondions avec la durée, le temps n’étant plus qu’un temps de trajet, le fruit d’un calcul pour être à l’heure au bureau, éviter les embouteillages sur la route des vacances, toute l’intelligence de l’espèce réduite à cela, un calcul utilitaire dans un véhicule de même nature. À l’arrêt quasi, je vois tout non pas comme c’est, comme cela devient, lent, la patience du temps, la patience de l’évolution. Dans ce silence terrible, c’est comme si je pouvais sentir ce passage du temps, indifférent à toute chose autre que lui-même, autre que sa progression que rien n’arrête. Même la fin du monde, pensé-je, appelons cela : la destruction de cette planète, même la fin du monde n’arrêtera pas le cours du temps, c’est quelque chose qui n’a pas de matière et qui est pourtant la condition de toute matière, rien ne l’arrête, il est le passage même. Allant à pied, je ne vais pas à son allure, non, le temps est infiniment plus lent que moi, mais il me semble que je pourrais comprendre ce que cela signifie que le temps passe, ce que signifie cette longueur des choses mesurée à une aune démesurée, tellement plus grande que moi. Ne me sens-je pas minuscule dans ce cirque ouvert sous le ciel, ne me sens-je pas vulnérable ? Et pourtant, y réfléchissant avec attention, si tout avait changé, rien n’avait réellement changé, vulnérable, ce que je suis, je l’ai toujours été, c’est simplement que je croyais à la fiction du contraire, je croyais à la protection qu’était censée m’offrir la civilisation alors qu’elle ne me protégeait de rien, en vérité, n’était qu’une illusion, en vérité, une illusion de la vérité, une fiction de la réalité, pas un mensonge, non, un mythe, le dernier des mythes. Après la fin du mythe de la civilisation, il n’y aura plus jamais de mythe. Y aura-t-il encore quelque chose ? Cela, nous l’ignorons encore. Pour le savoir, il nous faut vivre. J’ai l’impression d’entendre la voix d’Orsini, je n’ai pas l’impression que c’est ma voix qui parle, j’ai la sensation que ce n’est pas de ma voix que je pale, mais qu’une autre voix parle en moi, une autre voix qui emprunte ma bouche, emprunte mes lèvres pour s’exprimer. Mais c’est impossible, pensé-je, cela ne se peut pas, lui, je ne le connais pas. Mais l’impossible n’est-il pas un possible qui s’ignore ? et c’est moi qui m’interroge tout haut. Alors, j’éclate de rire. C’est bien ma voix. Il n’y a personne autour de moi. Mais ce n’est pas pour cela que je ris, non. Je ris parce que je pense : pourvu qu’il ne soit pas si bête, l’homme dans la montagne, pourvu qu’il ne soit pas aussi bête que moi, pourvu qu’il soit un peu plus profond que cela. Je ne vais pas franchir la route, traverser le paysage, gravir la montagne pour si bête que cela, aussi bête que moi, non, pas pour cela, pour rien au monde, non. Alors, je me remets en chemin.
Et maintenant, l’ascension.