Tombé, 5. — Sait-on si c’est la mer ou la montagne, le ciel ou la porte des enfers ? Et ne sommes-nous pas perdus, nous qui errons à ses pieds, sans nulle marée aucune, l’écume venant nous lécher les pieds, il faut dire qu’ils sont si sales, il faut dire que nous avons tant marché. Ce bleu, donc, est-le bleu du ciel, le bleu de la mer, le bleu de la planète, le bleu de l’univers ? Est-ce que je vois bleu ? Est-ce du bleu que je vois ? Bleu, est-ce la couleur des choses ? J’ai regardé la chose dans le blanc de ses yeux bleus, et la vérité, c’est que je n’ai rien vu. On m’avait dit : « Tu verras la chose », et je ne savais pas si cela signifiait une affirmation ou une extase par anticipation, et la vérité, c’est que j’ai bien regardé la chose et que, la regardant, je n’ai rien vu. Je me tenais là, immobile, retenant tant bien que mal mon souffle, j’essayais d’être digne, j’essayais de faire honneur à l’instant de révélation de la chose, mais il n’y avait rien à faire, il n’y avait à voir, il ne s’est rien produit. Pour les autres, peut-être, mais pour moi, non. Je me suis demandé : Que suis-je donc censé voir ? Et il faut croire que ce n’était pas la question à se poser, non, il faut croire qu’on pouvait toutes les poser, — toutes sauf celle-là. Mais comment étais-je supposé le savoir ? Tout ce que l’on m’avait dit, moi, c’était : « Tu verras la chose ». Et je n’avais pas compris ce que cela voulait dire, et je n’avais pas osé poser la question, pas osé avouer que je ne comprenais pas, que je ne comprenais rien — « Que va-t-il se passer ? » —, j’avais tellement peur de passer pour un imbécile, tellement peur, pourtant, j’ai dû me douter que personne ne comprenait rien, c’était bientôt la fin, tout le monde tremblait de peur, on essayait de se rassurer comme l’on pouvait, disant à qui voulait l’entendre : « Tu verras la chose », ce qui voulait dire peut-être : « Ne t’inquiète pas, il est trop tard, c’est inutile à présent », comme s’il y aurait quelque chose à voir, comme si c’était une chose que l’on pouvait voir, la chose, non, j’aurais dû m’en douter que personne ne comprenait rien, mais si j’avais posé la question, je n’aurais pas été plus avancé, je le comprends à présent, personne n’aurait su quoi me répondre. C’était une sorte d’acte de foi dérisoire que de croire en la chose, de croire que l’on verrait enfin la chose, que nous serait enfin révélé ce que des milliards d’années n’avaient pas pu nous montrer, comme si un instant, un éclair pouvait nous apprendre quelque chose que des milliards d’années n’avaient su. Je n’ai rien osé dire parce que, au fond, je le savais, je savais qu’il n’y avait rien de plus à savoir, que tout était là, qu’il n’y avait rien outre cela. Aussi, quand la masse noire est tombé et que personne n’a rien vu, moi, je ne regardais pas, je pensais à autre chose, j’imaginais quelque chose d’autre, ce n’était pas au noir ni à son éclair que je pensais, je pensais au bleu, et je me disais : ce bleu que tu vois quand tu fermes les yeux, est-ce le bleu de la mer, le bleu du ciel, le bleu de la planète, le bleu de l’univers ? Peut-être faisais-je ce genre d’associations d’idées parce que je me souvenais de l’expression « la planète bleue » et que je pensais aux photographies satellites qui la montraient en effet ainsi, sphère bleue à la dérive dans le noir de l’univers, mais je ne le crois pas, non. Je rêvais, c’est tout. Est-ce parce que je rêvais que, moi, contrairement à tous ceux qui ne sont plus là, j’y suis encore ? Comment savoir ? Un fou dans la montagne nous le dira-t-il un jour ? Et pourquoi pas ? Et pourquoi ? Non, on ne sait pas. Je ne sais pas. Je ne suis pas plus avancé à présent. Mais je suis vivant. Peut-être est-ce suffisant. Bien sûr que c’est suffisant. « Tu verras la chose », c’était un mensonge ; — on ne peut pas s’empêcher de mentir. N’est-ce pas fascinant, je pose la question en passant, on n’est pas obligé d’y faire attention, pas fascinant qu’une espèce qui aura passé son temps à mentir, dont on peut dire qu’elle aura fondé toutes ces civilisations, toutes ces cultures, toutes ces sociétés sur le mensonge, fut obsédée à ce point par la vérité ? Et que les mensonges répétés de l’espèce furent toujours présentés comme des vérités ? Que rien ne fut si vrai, dès lors, que le faux, rien si véridique que le mentir ? N’est-ce pas fascinant ? Moi, cela me fascine. Est-ce pour cela que je pensais pas à la chose au moment où j’eus été censé la voir, — parce que je pensais à autre chose ? Il y a qui pense à la chose et qui pense à autre chose. C’est un peu simpliste, mais ce n’est peut-être pas totalement inexact, non, c’est comme cela que s’articule le monde autour de la division de qui le peuple, à gauche qui la chose obsède, à droite qui pense à autre chose. Penser, n’est-ce pas cela, d’ailleurs, penser à autre chose ? Sortir du cadre. Regarde ce bleu ; ne te semble-t-il pas sortir du cadre ? Et puis il y a du vert, et du violet, et puis il y a du gris, et puis on voit le blanc du papier, on dirait qu’il surgit de la peinture à l’eau, c’est tout à fait comme la vie, qui surgit de l’eau, ne trouves-tu pas ? Un moment, on regarde, et on se dit : « Oh, quel magnifique ciel bleu ! » et l’instant d’après, relevant les yeux précisément dans la même direction, on remarque : « Ah, on dirait qu’il va pleuvoir. » C’est que le temps est à l’orage. Mais ce n’est pas le regard qui nous l’a dit, tout d’abord, non non, c’est la peau qui nous l’a indiqué. Sur notre peau, nous avons senti quelque chose de frais, de froid, un souffle léger, les poils à la surface se sont hérissés, et la chair a fait des petits volcans à la surface, c’est le pressentiment de l’éruption, le souvenir des temps reculés où les montagnes étaient des volcans, où elles crachaient leurs flammes, leurs glaires de feu, leur souffle de destruction, l’étouffement de leur soufre, leurs fumées de souffrance, c’est le souvenir de quand les montagnes étaient des volcans, et les volcans des îles, lesquelles dérivaient au gré des désirs divins dans des océans inhumains. Aussi, qui regarde ne sait jamais ce qu’il regarde, si c’est une montagne qu’il regarde, si c’est un volcan qu’il regarde, si c’est une île qu’il regarde, et si ce n’est pas une surhumaine trinité que forment ensemble et la montagne et le volcan et l’île ? Le violet est-ce le gris de l’orage, l’orangé rouge de la lave, l’outremer de la vague. Écueil est l’œil quand il regarde, écueil, qui ne sait pas ce qu’il voit. Et si c’était la chose que cela, qu’en dirais-tu ? « Tu verras la chose » ; — à présent, la voilà. Elle n’était pas de cet instant, pas de cet endroit, il aura fallu marcher, longtemps, trente jours marcher seul sous le soleil qui brûlera la peau, sans plus savoir alors si c’est la terre ou bien la mer, si l’on n’est pas soi-même quelque île à la dérive, énième jouet des désirs lubriques de dieux sans éthique. « Et pourquoi moi ? » sera une question trop ancienne pour être posée en raison, question d’un temps où l’on pouvait espérer des réponses parce qu’il y avait des habitants sur la terre et que ces habitants s’imaginaient un ciel peuplé de sphères, et que les sphères étaient entités morales, et que leur scintillement était les paroles de réconfort qu’elles nous adressaient, et que l’on pouvait déchiffrer ces signes, qu’il y avait des signes partout, qu’il suffisait de lever les yeux et les étoiles, toutes bonnes, les étoiles, guideraient les pas des habitants de la terre. « Pourquoi moi ? » est une question de ce temps, la question révolue de ce temps répondu. « Pour moi, il n’y a pas de réponse », voilà la seule phrase que la question appelle, la seule qui jouisse de quelque sens. Voilà tout. Tout est là. Et c’est immense, c’est immense quand on ne sait pas si c’est le ciel ou bien la mer, la terre ou bien la porte des enfers. Sont-ce ruines de quelque temple oublié ces pierres dressées vers le ciel ? Sont-ce phalloï qui bandent et giclent à la lune ? Atomiques bombes qui auront omis d’exploser ? Menaces extraterrestres ? Projecteurs éteints ? Sentences glacières ? Semences meurtrières ? Monstres perchés ? Divinités plastiques ? Du labyrinthes, les crêtes ? Quoi ? Si je grattais la surface, tout ce que je sais, c’est que je ne verrais rien de plus. Au contraire, si je grattais la surface, je détruirais la chose, et il n’y aurait plus rien à voir, je verrais tout de moins. Et aussi, je marcherai trente jours les crocs du soleil plantés dans mon dos, bête sans morale acharnée à me ralentir. Et puis, j’aurai les pieds plantés dans la terre rouge, l’ocre terre de la montagne, et je plongerai mes doigts droit dans la terre de la montagne, je plongerai mes mains dans la terre, et je m’enduirai les mains de la couleur des entrailles de la terre et alors je teindrai ma peau blanche calcaire de la rougeur de la terre, et je serai pareil à la montagne et je serai la montagne et comme je ne pourrai pas me voir, il n’y aura pas de miroir, je ne saurai pas, non, je ne saurai pas si je suis une divinité ou un moine errant, je ne saurai pas si je suis le ciel ou bien la mer, si je suis montagne, volcan ou île, si j’ai franchi enfin la portes des enfers, et, sans savoir, sans avoir besoin de le savoir, après avoir marché trente jours durant, j’entreprendrai l’ascension.