J’ai un peu réfléchi et puis j’ai conclu que non, aujourd’hui, contrairement aux jours précédents, mon journal ne consistera pas en un nouveau chapitre tombé. Je n’exclus pas toutefois, et ce, dès demain, si cela devait s’avérer nécessaire, je n’exclus pas, dis-je, que, demain, le journal soit de nouveau composé d’un chapitre tombé, mais aujourd’hui, non. Pourtant, aujourd’hui, oui, j’ai bien écrit un chapitre tombé, dont je me suis dit qu’aujourd’hui mon journal serait composé, avant donc de changer d’avis, et si j’ai changé d’avis, c’est qu’il me semble que, contrairement aux jours précédents, ce journal ne m’empêchera pas d’écrire autre chose que lui. C’est pourquoi, exactement, je n’exclus pas, dès demain, de reprendre le cours de ce que j’ai fait, ces jours précédents. Le premier jour, je tiens toutefois à le préciser à mes lecteurs absents, mes lecteurs et mes lectrices, cela va de soi, pas question de laisser qui que ce soit sur le bord de la route, tout le monde en voiture, même si les absents ont toujours tort, Simone, le premier jour, toutefois, je ne savais vraiment pas ce que je venais d’écrire, si c’était mon journal, si c’était autre chose, mais alors quoi ? ou si c’était les deux à la fois, mon journal ou autre chose, mais alors quoi ? cette dernière hypothèse ne répond pas plus que la précédente à la question de savoir quoi ? Est-ce que plusieurs jours et autant de chapitres plus tard, je sais enfin quoi ? je ne le crois pas, mais cela ne me pose pas de problèmes, j’écris, c’est bien assez. Le premier jour, toutefois, j’étais un peu embarrassé avec ce que je venais d’écrire sur les bras, c’est le cas de le dire, ce que je venais d’écrire et dont je ne savais pas quoi faire et dont je ne savais même pas ce que c’était, si j’écrivais sur papier, c’eut été des feuilles volantes, mais je n’écris pas sur du papier, mais dans des fichiers fantômes, dont voici les cahiers — Quelle cohérence ! Bravo ! Applaudissements fournis du public. L’auteur salue en s’inclinant profondément et à plusieurs reprises, tout pénétré qu’il est de l’importance du moment qu’il est en train de vivre, un triomphe, enfin. Il quitte la scène, mais la foule en délire le rappelle, exige un bis, Encore ! Encore ! Encore ! Alors l’auteur revient et reprend. —, ne sachant que faire de ce fichier fantôme, j’ai hésité à le laisser tel quel, errer dans les silico-neurones de l’ordinateur ou à l’intégrer à mon journal. Or, comme, ce jour-là, je n’avais rien d’autre à dire, il m’a semblé que cela signifiait que mon journal, c’était cela. Aussi, mon journal a-t-il consisté en cela. Et le lendemain, quand j’ai continué ce que j’avais écrit la veille, sans savoir ni quoi ni pourquoi ni comment ni où, eh bien, c’est là encore que je l’ai mis, et les jours suivants aussi, toujours écrivant ce que j’avais entrepris la veille et puis l’avant-veille et puis les jours d’avant, jusqu’aujourd’hui — beaucoup d’apostrophes dans ces mots attachés, « jusqu’aujourd’hui », ça ferait un bon nom pour une émission littéraire à la télévision, Apostrophes, non ? passons —, quand je me suis dit, le fichier est constitué, avançons chacun de mon côté. Le lecteur, pas plus que la lectrice, ne le sait, mais les chapitres consignés ici ne sont pas les chapitres consignés dans l’autre fichier — pas tout à fait — et le titre donné au texte ici n’est pas le titre donné au texte là-bas — pas tout à fait —, le lecteur pas plus que la lectrice ne le sait, mais à présent, oui, je lui dis. Ce n’est pas une volonté de tromper qui que ce soit — comme personne ne me lit, je suis tranquille de ce côté-là —, non, il se trouve que c’est simplement la façon dont j’écris en ce moment. J’ai fait une grande découverte — je ne crois pas que ce soit une grande découverte, mais je ne sais pas si je l’ai déjà formulée ainsi —, j’ai fait une grande découverte, ces derniers jours, en écrivant, certes, mais en pensant à autre chose, aussi : j’ai découvert que le succès des autres n’a aucune influence sur moi, que N ou N’ ou son cousin ou sa cousine aient le prix Goncourt et moi rien, cela ne me touche pas, cela ne me prive pas de quoi que ce soit, cela est sans influence sur le cours de mon écriture et, de façon plus générale, encore que plus particulière aussi, sur le cours de mon existence. Et cela est une bonne raison de vivre, je trouve, c’est-à-dire aussi : de ne pas désirer la mort. Le désir de mort qui s’exprime dans la société dans laquelle je vis n’est pas en réalité un désir de mort, c’est un désir d’une vie sans mort, c’est un désir impossible. Mais ce désir d’une vie impossible ne peut que nous plonger dans le plus profond des malheurs : nous n’avons que cette vie-ci à vivre, pas d’autre, il n’y a pas d’autre vie que celle-ci, cette durée palpable, et cette chair et ces os et ces choses étranges qui émanent de cette chair et de ces os et qu’on appelle des mots et ces choses encore plus étranges qui émanent de cette chair et de ces os et qu’on appelle des pensées et qui parfois s’expriment par des mots, parfois par des notes de musiques, parfois par des dessins, parfois par je ne sais pas, et que parfois je ne comprends même pas, parfois, c’est vrai, l’écriture comprend les choses avant moi et quand, enfin, je comprends ce que l’écriture avait compris et pas moi, je m’écris, Mais bien sûr ! — histoire vraie — parce que je viens enfin de comprendre ce que mon écriture avait déjà compris, et ma vie elle-même comprend des choses que je ne comprends pas moi-même, mais je n’écoute pas ma vie, je ne suis pas attentif à ma vie, je suis attentif à la vie des autres, j’envie la vie des autres, j’écoute la vie des autres, je regarde les autres vivre leurs vies, et comme ce serait bien si je pouvais vivre leur vie, mais non, ce ne serait pas bien de vivre leur vie. Quand j’ai commencé à écrire, je m’en souviens très bien, je me rêvais en une sorte de Thomas Bernhard français, à la prose incompréhensible et envoûtante, et je rêvais qu’on venait me rendre visite pour recueillir la parole du génie satirique et profond que je serais, et je ne suis pas cet écrivain-là, parce que cet écrivain-là, je ne pouvais pas l’être, ma ferme en Oberösterreich donne sur le boulevard du Montparnasse, mes livres ne se vendent, mon Burgtheater est ce journal stupide que personne ne lit, parfois, comme Guillaume Cintré, les journalistes m’appellent Jérôme Orsini, il arrive même qu’on me confonde avec Jérôme Ferrari, mais cette vie, cette vie absurde — je ne suis même pas certain qu’elle soit plus absurde que les autres —, cette vie absurde est ma seule et unique vie, et il faut que j’en tire le meilleur, c’est-à-dire : que je la vive. Je suis allé courir ce matin, mieux que les dizaines et dizaines de jours auparavant, il faisait gris et je courais bien, et j’étais bien. À présent, le ciel s’est dégagé, il est parfaitement bleu au-dessus de moi, et je suis ouvert et tout est ouvert, je n’ai toujours absolument aucun succès, mais tout est ouvert, grand ouvert, et la force de la vie n’est pas inépuisable, ce n’est pas une ressource, mais vie ne m’appartient pas, c’est une puissance, il faut comprendre la nécessité de la vivre, trouver la nécessité de la vivre, et accomplir cette nécessité durant le temps contingent qu’il nous est donné de vivre. Est-ce ta vérité ? Mais qui a parlé de vérité ? C’est la vie.