Quand je cours, je me sens bien, parce que je me sens moins exister, quand j’écris, je me sens encore mieux, parce que je me sens encore moins exister. En revanche, tout le temps que j’ai passé cette après-midi et celle d’hier aussi à relire ce que j’avais écrit ces derniers jours (tombe., donc), je me suis senti énormément existé, parce que je trouvais que je lisais mal, que je butais sur les mots, et je criais des insanités qui n’étaient pas dans le texte écrit pour me soulager de ma mauvaise lecture avant de me remettre à la lecture, je ne me suis pas senti bien du tout, mais il fallait que je le fasse, il fallait que j’aille au bout de la lecture. Ce n’est pas durant la lecture à proprement parler que je m’en suis fait la remarque, c’est un peu après, ou alors dans des intermèdes au cours de la lecture, je ne sais plus du tout, mais je me suis fait remarquer que personne n’aurait envie de lire ce texte que j’étais en train d’écrire parce qu’il était complètement fou, ne ressemblait à rien, à rien en tout cas de ce que les gens qui lisent des romans s’attendent majoritairement à lire quand ils lisent un roman, que ce roman ne répondrait pas à leurs désirs. Mais qui peut bien avoir envie d’écrire pour répondre à des désirs préexistants ? Je ne me prostitue pas. Je n’existe pas pour assouvir les fantasmes préfabriqués des hordes illettrées. Un livre qui ne suscite pas des désirs nouveaux, des désirs qui n’existaient pas avant lui, on ne devrait pas se donner la peine de l’écrire. Pourtant, qu’écrit-on d’autre ? Je ne sais pas. Ce n’était pas ce que j’avais envie de dire. Ce n’était pas ce dont j’avais envie de parler. Pourquoi est-ce que j’en parle ? Pourquoi est-ce que je le dis ? Je ne sais pas. Une chose en entraînant une autre, voilà ce dont je me trouve à parler, c’est ainsi, mais je peux arrêter. Alors, j’arrête. La corrélation entre le moins d’existence (le sentiment du moins d’existence) et le bien-être est-elle réelle ? Cela non plus, je ne le sais pas, c’est simplement que je ne pense pas à moi, en tout cas pas à moi comme subsumé par le concept d’un moi, je me sens, je me sens être, j’avance, je vais, je cours, j’écris, et c’est bien assez, je suis sans projet, je suis sans passé ni avenir, je suis là où je suis, je fais ce que je fais, le moment exauce tous les désirs qu’un moment peut susciter. Qu’on ne puisse pas vivre tout le temps de la sorte n’est pas une objection. Ne le pourrait-on vraiment pas ? Pour le savoir, il faudrait essayer. Mais on ne le peut pas. On n’a pas le droit. L’espace — public, mental, sidéral — est saturé de conscience de soi, de messages qui s’adressent à elle, qui conduisent à prendre conscience de soi en tant qu’être de désirs, ce qu’en réalité nous ne sommes pas, nous ne sommes pas des machines désirantes, c’est l’appel constant à la conscience de soi qui ouvre une solution de continuité entre le désir et son exaucement, l’existence n’étant plus que la recherche des moyens pour que, un désir nous étant donné, nous puissions l’exaucer. Ainsi, on nous donne des désirs, ce n’est pas nous qui les suscitions. Or, ce que je soutiens, c’est que personne ne désire vivre ainsi. Mais voilà, le désir de désir, le désir du désir, n’est jamais l’objet d’une délibération, — toujours il nous semble un donné. Or, ce que je soutiens encore, c’est qu’il ne l’est pas. Pour qui vit — vit sa vie, si l’on veut —, désir, exaucement et moyens de l’exaucement du désir sont un et le même. Ce ne sont que ces vies vécues qui ne sont pas nôtres qui scindent, inventent des multiplicités là où il n’y a même pas d’unité, là où il y a simplement de la vie, simplement la vie. Mais cela, non plus, ce n’était pas ce que je voulais raconter. Mais je ne sais plus ce que je voulais raconter. Je ne sais même plus si je voulais raconter quelque chose. Tout ce que je sais, c’est que, le précédent étant beaucoup trop volumineux à mon goût, j’ai ouvert un nouveau fichier pour y écrire ce journal. Un peu comme une nouvelle vie, mais la même, mais une autre.