Je ne me fais pas d’illusion quant à la valeur de ce que je fais, mais cela ne m’empêche pas de travailler. Par valeur, j’entends la possibilité de convertir en une somme d’argent le travail fourni. Cette possibilité, me concernant, et c’est un pur constat, ce n’est pas une lamentation, cette possibilité est quasi nulle. Comment cela se fait-il ? On pourrait proposer une explication qui mobiliserait des concepts comme marché, débouchés, filière, profit, tous ces termes qu’on a pris l’habitude d’appliquer à tous les domaines de l’existence, y compris donc ce qu’on appelle un peu bêtement la culture, mais cela ne me satisferait pas. Ce serait forcément décevant. Et puis, n’est-il pas déprimant de se représenter ainsi les choses ? Comment arrive à vivre qui n’a pas de difficultés à se représenter ainsi les choses et, non seulement n’a pas de difficultés, mais encore en tire avantage et une certaine forme de jouissance ? En écrivant cette question, j’essaie de me l’imaginer, mais je n’y parviens pas vraiment ; à la place, je vois des gens vaguement célèbres, mais cela ne répond pas à la question, et puis, je n’ai pas vraiment envie de répondre à la question, la réponse ne m’intéresse même pas du tout, je n’aurais pas envie de vivre une vie correspondant à cette représentation-là. Cette nuit, au lieu d’aller me coucher, c’est cette expression même que j’ai déjà employée le vingt-deux mars deux mille vingt-quatre, pour tombe., déjà, « nuit, au lieu d’aller me coucher », même si je n’étais pas dans la même position, cette nuit, je suis resté assis sur le canapé, j’ai écrit un nouveau chapitre de tombe., qui était le onzième quand je l’ai écrit, hier, dans la nuit au lieu d’aller me coucher, mais qui, ce matin, après le réveil, est devenu le douzième chapitre, j’ai décidé d’intercaler le chapitre sur le brin d’herbe, même s’il faudra sans doute que je le récrive. Et c’est cela que j’entends quand j’écris des expressions comme : « cela ne m’empêche pas de travailler ». L’indifférence et son expression concrète, l’impossibilité de convertir en une somme d’argent suffisante pour vivre le travail fourni, ne m’empêche pas d’écrire. Et si j’emploie le mot de travail, c’est dans une large mesure ironique ; — en raison de l’indifférence que je viens d’évoquer — qui réduit à néant la dimension richesse de la tâche mais pas sa dimension labeur —, et parce que c’est plus qu’un travail, c’est une vocation. Du lointain me parvient le son étouffé de sirènes qui hurlent, si faible le son que je ne sais en vérité si je l’entends vraiment ou si je l’imagine, si mon oreille rémane de sons absents à cause de l’habitude d’entendre ses sons et de voir, un peu partout dans la ville des hommes en armes, parfois des femmes aussi, militaires ou dizaines de cars de CRS qui sont là, rue Linné, à attendre quelque chose, mais quoi ? on ne le sait pas. Finalement, ce n’était pas mon oreille qui rémane, mais le chant de l’état de siège permanent, la réalité de la ville où il fait bon vivre ensemble. J’oublie ce désagrément parasite et copie l’étymologie que j’étais allé chercher : « Empr. au lat. vocatio, -onis “action d’appeler”, “invitation” d’où en b. lat. eccl. “appel fait par Dieu” vie s. ds Blaise Lat. chrét., “invitation de Dieu à la foi” ier s., ibid., “appel à tel genre de vie, état” ive s., ibid. formé sur le supin vocatum de vocare “appeler”, dér. de vox, vocis “voix”. » Or, l’appel, ce qui le rend effrayant, c’est qu’on ne sait jamais si ce n’est pas, en vérité, le chant des sirènes.