29.3.24

Si je faisais ⌘Z sur mon clavier, je pourrais retrouver ce que j’ai écrit avant. Et j’hésite à le faire. Par paresse. Je suis fatigué. J’ai mal dormi, cette nuit. Je passe la majeure partie de la journée au lit. Ce matin, durant un laps de temps indéterminé, une heure, peut-être, j’ai regardé de courtes vidéos qui s’enchaînaient sur l’écran de mon ordinateur. À un moment, le flux de ces vidéos, sans que je sache pourquoi, s’est arrêté. Je me suis alors aperçu que cela faisait une heure, peut-être, que je regardais ces courtes vidéos s’enchaîner, et leur enchaînement formait une sorte de continuum insignifiant dont, quand j’essaie à présent d’isoler certains moments dans ma mémoire pour tâcher de comprendre ce que j’ai vu, je ne parviens pas à retracer le cours, — il s’est arrêté à un certain moment, mais il aurait pu continuer ainsi indéfiniment, jusqu’à la fin de la civilisation, après la consommation de l’ultime watt d’électricité. Après, j’ai eu faim. Péniblement, je me suis levé de mon lit et je me suis dirigé vers la cuisine pour me préparer quelque chose de quoi déjeuner, et puis je suis revenu m’affaler sur le lit. J’ai regardé plusieurs épisodes d’une série d’espionnage anglaise qui date un peu à présent, et je me suis endormi. Quand je me suis réveillé, j’avais mal à la tête. Comme si on m’avait incrusté quelque chose dans le crâne pendant mon sommeil, avant de le retirer au réveil, et que j’avais la sensation rémanente de la présence du quelque chose  là auparavant incrusté. À un moment de la journée, je ne sais plus tout à fait quand, j’ai pensé à cette femme que j’avais vue, lundi ou mardi, au Jardin du Luxembourg. Elle se tenait debout immobile sur un de ces chemins du côté de la rue Guynemer et, de sa main droite, elle était en contact avec un arbre, dans une forme qui m’a semblé spontanée de sylvothérapie et, de la main gauche, elle tenait un gobelet en carton dans lequel il devait y avoir du café ou quelque boisson chaude. Je l’ai regardée durant quelques secondes et, quand je me suis aperçu qu’elle avait vu que je la regardais, senti que je la jugeais, j’ai cessé de la regarder. Est-ce que je la jugeais ? Je ne sais pas, oui, peut-être, non, en fait, je ne sais pas, je ne crois pas que je la jugeais. En chacun de nous, on peut voir toute l’humanité à partir d’un point de vue déterminé. Chaque être humain exprime à sa manière à lui l’humanité tout entière. Contrairement à ce que nous font accroire les apparences des distinctions sociales, raciales, sexuelles, genrées, etc., il n’y a pas de différence fondamentale entre les êtres, et ce, non pas tant en vertu de la participation de chaque être humain à l’espèce humaine qu’en vertu de cette relation d’expression dans laquelle chacun se tient par rapport à tous. Quand je l’ai vue comme cela, tenant dans une main (la droite) le produit brut de l’arbre et dans l’autre (la gauche) le produit fini du gobelet, ce que j’ai vu, c’est notre folie à nous qui sommes sur la terre, les extrémités auxquelles nous pousse une existence qui, malgré la richesse, le confort matériel, l’apparence de la santé, il y a peu de pauvres, en effet, du côté de la rue Guynemer, nous échappe, une existence à laquelle nous ne comprenons rien. Pour tâcher de comprendre un peu mieux ces choses et d’autres, si possible, j’ai fait une recherche sur internet avec les mots clefs que voici : « arbre méditation toucher », et je suis tombé sur un article de Benoît Prospero, dont je ne regrette pas d’avoir découvert l’existence, la transcription d’une chronique de radio plutôt, intitulée : « Pourquoi faire un câlin à un arbre ? », où l’on pouvait lire les mots que voici (je cite ne varietur) : « Les homos Sapiens sont apparu sur terre il y a 200000 ans. Pendant tout ce temps, on a vécu dans des milieux naturels. Et puis d’un seul coup, avec la révolution industrielle et l’urbanisation, tout a basculé. Conséquence : notre cerveau n’a pas eu le temps de s’adapter ! » La rapidité avec laquelle l’histoire de l’humanité se trouvait résumée en trois lignes n’avait d’égale que la simplicité de la solution à ce problème d’inadaptation de l’évolution au progrès : « C’est pour ça que pour rééquilibrer l’organisme au niveau mental, émotionnel et physique, de plus en plus de personnes utilisent la technique japonaise du Shinrin-yoku, littéralement en français, “bain de nature” connu aussi sous le nom de “sylvothérapie”. » Quand j’ai croisé ma voisine auprès de son arbre, je n’ai pas eu l’impression qu’elle faisait un câlin au marronnier du Jardin du Luxembourg, j’ai plutôt eu l’impression qu’elle se sentait mal à l’aise, qu’elle ne savait quoi faire de son corps, qu’elle était encombrée par elle-même, et l’univers, et la civilisation. Elle aurait aimé courir nue dans les bois, mais entre la maladie de Lyme et le café du matin, la vie normale ne se prête guère à ce genre de débauches de Ménades. Et pourtant, comme cela, la matière brute dans une main et le produit fini dans l’autre, ne faisait-elle pas le lien entre les deux bouts de l’aventure humaine ? Au fond, ce qui rend cette existence impossible à vivre, c’est que, si tout a été résolu, pourtant, tout est intact, aussi étrange qu’au premier jour. Tout est connu et, pourtant, tout est vierge. Et ainsi, nous ne sommes pas beaucoup plus avancés qu’il y quarante, trente ou vingt mille ans, quand nos ancêtres gravaient et peignaient dans des grottes ce qu’ils voyaient autour d’eux et ce qu’ils projetaient sur le monde, quand il y avait des mammouths en Dordogne et des pingouins dans les calanques de Marseille.