2.4.24

Du fond de l’existence où j’observe le monde, parfois, j’ai l’impression que je deviens fou ou que ce sont les autres qui sont devenus fous, mais peut-être que ce n’est ni l’un ni l’autre, que c’est simplement le monde qui suit son cours, quel que soit ce cours, à vrai dire, on ne le sait pas, on a beau chercher, on ne trouve pas et, à mesure que l’État étend l’emprise de sa loi à tous les âges de la vie, d’avant la naissance à l’après-décès, mort assistée comprise, l’individu se relâche, déboutonne son costume d’humanité et se montre tel qu’il est, une bestiole imbécile qui préfère croire en l’absence de limites plutôt qu’à la réalité de sa finitude, la réalité de la finitude de toutes choses, la réalité de la réalité. L’angoisse de l’angoisse, est-ce tout ce que notre époque aura inventé de positif ? Devancer sa peur causant la peur d’avoir peur comme si, pour dominer la réalité de la réalité, il fallait que quelqu’un vienne me dire que je suis normal, « Tout va bien, tu peux dormir, mon enfant », mais je n’ai pas sommeil, je ne veux pas dormir, je veux regarder les choses comme elles sont, je veux voir les choses telles qu’elles sont, je ne veux pas de ta bienveillance, je ne veux pas de ton soin, je veux sentir la dureté des choses, qu’elles soient âpres ou douces, les choses, en vérité, je veux les sentir, tendres ou répugnantes, et je veux rire, et je ne veux pas qu’on me force à m’esclaffer, je ne veux pas de joie sur commande, de jouissance programmée, d’applications pour baiser, je veux plonger mes mains dans le réel, je veux avancer les pieds dans l’existence, je veux sentir les eaux de la mer affluer vers moi, et la marée, et la tempête, et le sentiment d’être quelque part pour de bon, — là où je suis. D’où suis-je ? Je n’ai pas répondu à la question, hier, même si j’ai pu donner l’impression de le faire, un pas en avant est un pas en arrière, ou bien est-ce l’inverse ? Je ne cherche pas la réponse, ou alors la question est une réponse en soi. J’entends : le sujet importe moins que le chant, la mélodie, la vibration de l’air. Ce matin, quand, sortant de chez moi pour aller acheter Sonnenschein de Daša Drndić, je me suis retrouvé dans la rue, j’ai réellement eu l’impression que les gens étaient devenus fous ou que j’étais une sorte d’extraterrestre tombé de chez lui en une planète inconnue, mais c’était la vie normale, tout simplement normale. Et je n’ai pas de problème à le dire, c’est la lecture des premières pages du livre de Daša Drndić qui m’a sauvé la vie, au moins pour cette journée. J’ai payé le livre (8,80 euros en occasion chez Gibert). Et puis, j’ai pris le métro pour aller récupérer mon amplificateur réparé rue des Martyrs. Et puis, je suis sorti du métro parce que le trafic était interrompu sur la ligne et j’ai fini le trajet à pied depuis les Halles. Ensuite, je suis rentré en métro. J’ai déjeuné et j’ai repris ma lecture. Les dernières phrases que j’ai lues avant d’écrire, les voici (avant, Daša Drndić décrit les courriers que les réfugiés dans les camps pendant la Première Guerre mondiale adressent à leur famille pour avoir de la nourriture et des vêtements pour leur tenir chaud, « On est en novembre 1917 », écrit Daša Drndić) : « Ainsi la nourriture, ce puissant imposteur, ce créateur de l’illusion de l’appartenance, de l’individualité, de la survie, du retour, du rachat, offre à notre faim, à notre bêtise, en guise de remède et de salut, un gîte dans le caveau de la nostalgie. Nous nous installons avec soumission dans ce terrifiant espace sans fin de l’existence, en quête de ce que nous possédons déjà. » Étrange livre, dont un chapitre entier (quatre-vingts pages, à peu près, consiste en la liste des « Noms de quelque 9000 Juifs déportés d’Italie ou assassinés en Italie et dans les pays qu’elle a occupés de 1943 à 1945. », chapitre que je n’ai pas encore lu, je n’en suis qu’au début, mais dont je me dis qu’il faudrait un livre entier pour dresser celle des 75721 Juifs déportés en France pendant la Seconde Guerre mondiale), mais qu’est-ce qu’un roman ? Que le définition soit ouverte, qu’on puisse mettre tout ce qu’on veut sous ce nom de « roman », n’est-ce pas merveilleux ? Oui, sauf qu’on n’y met presque toujours la même chose. J’ai cherché dans les archives du Monde et je n’ai pas trouvé trace d’une recension consacrée à ce livre qui a pourtant connu un grand succès dans son pays (la Croatie) et « à l’international », comme on dit. (En revanche, la semaine dernière, le Monde avait invité Mazarine Pingeot à prendre « l’apéro », qu’elle conclut sur ce cri déchirant de sincérité : « Certaines personnes ne me voient encore que comme la fille de mon père, alors que je vais avoir 50 ans ! ») Ce livre de Daša Drndić, j’en ai eu connaissance dans un article consacré aux livres de Virgilio Giotti et Fery Fölkel, deux écrivains triestins, parus aux éditionsTriestiana. Voici ce qu’écrit Norbert Czarny qui m’a donné envie de lire le livre : « Dans Sonnenschein, son magnifique roman méconnu (paru aux éditions Gallimard), Daša Drndrić racontait l’occupation de la ville (i.e. Trieste où, dans un camp de concentration et de transit, « la risiera di San Sabba », doté d’une chambre à gaz et d’un four crématoire, les nazis internèrent et exterminèrent des milliers de personnes), l’histoire tourmentée de ce confluent que fut la région du Karst, les persécutions. » À quoi sert la littérature ? À quoi sert la vie ?