Que je puisse désirer me tenir à la fois en deux endroits différents, est-ce bien étonnant ? Ne suis-je pas à l’image de mon cerveau — ou lui, à la mienne — en effet composé de deux hémisphères, chacun ayant son désir propre, sa géographie personnelle, son horizon particulier, ses motivations singulières ? La seule chose qu’il faudrait apprendre, histoire de ne pas devenir fou, ainsi, ce n’est pas à renoncer à ses désirs, mais à les appréhender de façon différente, à les organiser, les latéraliser, ceci là et cela ici, chaque chose à sa place, à chacun selon son paysage, son aspiration, sa personnalité du moment. Que je ne désire pas me tenir à la fois en deux endroits, ne serait-ce pas le plus triste, en réalité ? Être toujours le même. Être toujours au même endroit. Être toujours le même, n’est-ce pas ainsi qu’on se sclérose, sans plus de souplesse qu’un os que la poussière guette, et cessant de s’imaginer comme un autre, on cesse d’être soi-même, croyant pouvoir n’être qu’un. L’identité, c’est la sclérose de l’individu, la réduction du protéiforme au simple moi. Qui suis-je, moi ? Moi, dit qui a une identité. Il n’est plus que ce qu’il est, toutes les sources de ses possibles ont tari. Sécheresse du moi. Misère de l’inconnue déjà connue, x = x. J’ai imaginé trop de paysages pour m’en contenter d’un. Polyphrénie ? Que nenni. Pourquoi toujours vouloir réduire les choses multiples à un nom unique ? C’est comme prendre toutes les pommes de Cézanne, et toutes les montagnes de Cézanne, et dire ceci est une nature morte et ceci est un paysage, alors que ce n’est jamais la même chose. L’historien de l’art peut bien parler de série, ce qu’il présuppose — l’unité —, c’est cela même qui se trouve absent de la peinture. Il présuppose le ce qu’on ne trouve nulle part parce qu’il n’y est pas. Si la montagne avait toujours été la même, l’aurait-il représentée quatre-vingt-sept fois ? On sent bien que le terme même de « représentation » ne convient en aucun cas, qui postule encore le ce du ce qu’il faut démontrer. Le peintre cherche et, si la chose existait en soi préalablement, il suffirait d’y monter pour en faire le tour, une bonne fois pour toute. Or, si l’on sait combien de fois le peintre a fait sa montagne, on sait aussi qu’il n’y ait jamais monté, la regardant de loin, comme un amant qui ne peut pas, comme Pétrarque Laure, approcher l’objet de son désir, qui l’attire et l’emplit d’effroi. C’est-à-dire : ici et là à la fois. Si x = x (au conditionnel), il suffirait d’une fois pour avoir fait le tour de la chose, l’avoir épuisée, et s’en tenir pour débarrasser. Et c’est vrai que notre univers mental qui nécessite sous les allures de la nouveauté la répétition du même épuisé ne peut pas comprendre qu’on s’y reprenne à plusieurs fois parce qu’il ne peut pas comprendre qu’une fois n’est jamais la même, tout change tout le temps, ne la vois-tu pas cette nuance de bleu et cette nuance de gris et cet orage qui menace et puis gronde, ne vois-tu pas qu’il faut désirer être en plusieurs endroits à la fois, sinon quoi ? sinon l’on meurt, on meurt d’ennui, on meurt d’être soi, satisfait d’être soi. Tristes tenants de l’identité.