C’est vrai, pourrait-on me reprocher, pour quelqu’un qui n’a pas grand-chose à dire, j’écris quand même beaucoup. Et peut-être est-ce une forme de compensation pour tout le temps où je n’écrivais pas assez, ne parlais pas assez, n’en faisais pas assez, tout le temps où l’on me reprochait de ne pas parler assez, de ne pas écrire assez, tout le temps où je me reprochais de ne pas écrire assez, de ne pas parler assez, et, ainsi, dans le pire des cas, c’est simplement un juste équilibre, le retour d’une harmonie. Encore que, c’est vrai aussi, il y a beaucoup trop de gens qui écrivent trop, beaucoup trop de gens qui simplement en écrivant une phrase écrivent trop, alors penses-tu, un livre entier, il y a beaucoup trop de trop, c’est vrai, comme c’est vrai qu’on pourrait se dire que c’est formidable un tel dynamisme, tous ces gens qui ont tellement de choses à dire, mais est-ce que c’est formidable trop ? Moi je ne trouve pas que ce soit formidable trop, même si je sais que trop est un concept relatif, c’est un ordinal pas un cardinal, parfois un seul mot est un mot de trop, parfois une seule personne est une personne de trop, une tache dans le paysage, l’instant d’avant, tout était parfait, et puis le couple est arrivé, et tout était gâché, l’instant d’après serait encore gâché et tous les instants qui s’ensuivent, pour l’éternité. Mais non, ce n’est pas l’histoire d’Adam et Ève que je raconte, non, c’est bien plus banal, c’est l’histoire de la vie, l’histoire de l’équilibre, l’histoire de l’harmonie entre les choses, l’histoire de l’air entre les choses. Ce n’est pas non plus que je ne voue plus un culte à la maigreur de la phrase, au minimal (pas au minimalisme), c’est autre chose, mais quoi ? Faisant le tour du grand étang tout à l’heure, il était tentant de se prendre pour Thoreau près de Walden Pond, et après tout, pourquoi pas ? Que la solitude, l’isolement, le retrait, la distance, l’autonomie, l’autosuffisance soit des idéaux désirables, n’est-ce pas la preuve que tout n’est pas absolument perdu, fini, désespérant, désespéré ? Mais je ne crois pas que ce soit cette version du monde que la vie sociale nous propose. Ce matin, je n’y ai pas pensé, je ne le pouvais pas, il fallait faire le tour de l’étang pour y penser, et je n’y ai pas pensé non plus en faisant le tour de l’étang, c’est en pensant au tour de l’étang après l’avoir fait, soit maintenant, en écrivant, c’est en écrivant que j’y pense, je n’y ai pas pensé quand j’ai vu cette publicité pour l’entreprise solidbunkers apparaître sur l’écran de mon téléphone portable, laquelle publicité m’encourageait à demander moi mon devis pour l’achat de mon bunker anti-nucléaire. Voilà, me suis-je dit, voilà le monde dans lequel je vis. Comment ne pas devenir fou dans un monde comme celui-ci ? Pourtant, autour de l’étang, tout avait l’air simple, tout avait l’air évident, c’était en bonne part artificiel, mais ce n’était pas trop artificiel, et l’on pouvait tout à fait envisager un monde qui le soit moins, Daphné s’imaginait que nous étions une famille préhistorique et composait notre menu en fonction des ressources disponibles dans le région autour de l’étang (eau potable, poissons, racines, baies, sangliers, etc.). En traçant des cercles excentriques à partir de l’étang, sans bouger, on aurait pu dessiner la carte de l’artificialisation, la carte de la distance par rapport à la distance, de la distance par la solitude, l’isolement, le retrait, l’autonomie, l’autosuffisance. Mais qui pourrait-elle bien intéresser ? Moi, je n’en ai pas besoin, je la vois, si je la traçais, ce serait simplement pour la montrer, pas pour que je la regarde, moi, qui la vois déjà. Tout est déjà tellement trop qu’il n’y a peut-être que la soustraction qui puisse nous permettre d’envisager un avenir désirable. Peut-être — et j’insiste sur ce mot, peut-être, tant il est vrai que je n’en sais rien, comment peut-on s’imaginer savoir quoi que ce soit ? —, peut-être est-ce elle, la nouvelle forme que doit prendre le progrès, l’idée de progrès, non pas l’augmentation, non pas l’accumulation, non, — la soustraction.