Tel Charon le Styx, par deux fois j’ai traversé le grand étang d’une rive à l’autre, tournant ma roue, tirant ma corde pour faire venir à moi le bac et puis aller le bac à la rive. Entredeux, j’ai couru autour de l’étang dans une frénésie de jouissance égoïste. Ainsi s’accomplissent mes héroïques exploits, ainsi se déploie de par le monde ma mystique potentielle. Que tout cela soit dérisoire, cela ne fait aucun doute, j’en conviens, mais faut-il s’empêcher de vivre parce que l’on ne tutoie pas les sommets de la gloire ? Et puis, ce faisant, de quelles hauteurs parle-t-on ? Depuis quelques jours en France (Paris, en effet, ce n’est pas la France, c’est une partie de la France, petite, à quoi on ne saurait la résumer), je regarde, j’observe, je me tais, j’écoute la voix des gens, les accents, avec plaisir, quand l’occasion m’en est donnée, je parle, sans distance, sans mépris, tout sourire, je tâche de vivre comme les gens quelques instants. Quelques instants, c’est assez peu, j’en conviens aussi. Les yeux et les oreilles ouvertes, je tiens le relevé de mes impressions muettes, — je n’ai pas grand-chose à dire, c’est vrai, je mange, je bois, je cours, j’écris, je regarde ce qu’il y a autour de moi, là, une grotte, ici, des poules qui vont à la promenade, là une cathédrale aux allures byzantines, ici, un lièvre, un renard, des oiseaux dont j’ignore le nom et dont je laisse résonner le chant avec délectation. Une pensée pour Messiaen, une pensée pour la France, une pensée pour le monde, chemins, bloc de pierre en un improbable équilibre, champs en jachère, fleurs bleus, fleurs jaunes, fleurs blanches, devenirs multicolores de moi-même, devenir ancestral de moi-même. L’idée qu’il y a quelques dizaines de milliers d’ans, des êtres vivaient ici dont nous sommes les descendants me réjouit. Comme me réjouit l’idée de la diversité des formes que prend la vie, l’intelligence, l’existence. Il y a quelques jours de cela, j’ai survolé des yeux un entretien d’une espèce de savant qui expliquait être convaincu de l’existence dans l’univers d’êtres bien plus intelligents que nous, et cette idée m’a paru à la fois probable et imbécile. Statistiquement, en effet, dans un univers infini, la probabilité pour qu’un événement comme l’existence d’une espèce intelligente, voire plus intelligente que nous, ait eu lieu n’est pas nulle. Mais c’était imbécile parce que cela présupposait que notre forme de vie et ce que nous avons pris l’habitude d’appeler « intelligence » — et qui est synonyme en fait d’une certaine capacité technique — sont le fruit, sinon d’un dessein, du moins d’une évolution nécessaire qui doit se reproduire en d’autres endroits de l’univers en présentant des caractéristiques semblables. Comme si nous n’étions pas le pur produit du hasard, comme si la vie ne prenait pas des milliards de formes diverses et toutes parfaites en elles-mêmes. Tous les jours, nous passons devant ce cheval, seul dans son pré, et il m’a semblé parfait, quand je l’ai vu, tout à l’heure, parfait, et pourtant, quoiqu’il nous soit familier, combien éloigné de nous, ou encore ces moutons, que nous croisons tous les jours, eux aussi, et qui passent leurs journées à brouter l’herbe de leur pré, qui dirait qu’ils ne sont pas parfaits, accomplis en eux-mêmes et pourtant, quand on prend le temps de les regarder, si loin de nous, là, juste à côté, mais d’une étrangeté absolue ? À la table à côté de la nôtre, là où nous avons déjeuné, ce midi, au Saint-Louis à Périgueux, il y avait une dizaine de femmes, des collègues de travail, manifestement, toutes d’une quarantaine d’années, sauf deux stagiaires, dont un garçon. Il portait un costume trop petit pour lui, dont le pantalon lui moulait les fesses à l’excès et dont la veste était exagérément cintrée. On aurait pu croire à « un style » si une paire de Nike Air Force 1 blanche usagées n’avait toutefois pas trahi le fait qu’il était endimanché pour un jeudi. Ses cheveux bouclés tombaient en demi-cercle autour de sa tête qui révélaint par leur présence ondulée une pierre de couleur sombre à l’oreille gauche. Ce qui m’a frappé, c’est le désir brûlant qu’éprouvait pour lui la cheffe du groupe (elle a dit : « Je vous l’offre » comme si elle payait le repas qui était précommandé, sauf les boissons, et elle parlait justement des boissons), une femme d’une quarantaine d’années, un peu en surpoids, cheveux blonds décolorés dégradés, avec un certain charme, la voyant, je me suis dit qu’elle avait dû affoler bien des hommes dans sa jeunesse, désir qui ne s’exprimait pas par des gestes, des allusions, une insistance particulière, rien de réellement identifiable, en vérité, non, non c’était dans l’air, l’atmosphère, qui avait des narines le sentait, d’où cet intérêt marqué qu’elle avait pour lui, en particulier. Ce désir, et c’est pour cela que cette tension sexuelle entre les deux êtres, peut-être pas réciproque, encore que oui, je dirais que oui, elle l’était, seule la timidité du jeune homme l’empêchait de l’exprimer en retour, c’est pour cela que cette tension sexuelle m’a fasciné, ce désir, c’est la vie même en tant qu’elle croît, qu’elle pousse, qu’elle cherche tous les moyens qui sont bons à son développement. C’est le même désir qui brûle les entrailles des êtres humains depuis les origines de l’humanité, et la conscience subite, subie, de ce désir qui sourd est troublante, elle pousse ces êtres qu’on appelle humains loin au-delà d’eux-mêmes, et c’est beau, et c’est fou, c’est tragique, c’est excessif, c’est délirant, ce sont les plus hautes hauteurs qui se puissent atteindre, elles poussent jusqu’au fond de l’univers.