Tout change si vite qu’on se demande à quoi bon faire les mêmes gestes. Pourtant, les mêmes gestes, quand même, tout changeant, ils ne seraient pas vraiment les mêmes, gardent dans leur mouvement des souvenirs qui, autrement, disparaitraient, de sorte que, si le mouvement des gestes n’épouse pas le mouvement du changement, ces deux mouvements, peut-être, se déploient en parallèle, suivent chacun à leur manière une même direction, lointaine, comme le fond du ciel, la nuit, au-delà des étoiles, dans un noir où plus rien ne scintille, où tout nous semble absorbé, mais où d’autres mondes sans commune mesure avec le nôtre, ou alors en tous points rigoureusement similaires au nôtre, existent, et qui entreprendrait de voyager jusque là-bas se croiserait en chemin. Se voyant dans le hublot, on se demanderait : Est-ce moi que voici ? Est-ce mon reflet ? Tout est identique et rien ne se ressemble, à moins que ce ne soit l’inverse, est-ce moi qui me vois ou l’autre qui me regarde ? Ne me dévisage pas de la sorte, c’est insupportable, j’ai le sentiment qu’on me déshabille et que, là, dans le plus simple appareil, en transit au milieu de l’univers, je ne me souviens même plus de moi-même. Où suis-je passé ? Ce sont toujours les mêmes gestes que je fais, — qu’est-ce qui distingue, en effet, une excursion à la campagne d’une expédition dans la voie lactée ? fondamentalement, rien —, et ils ne sont jamais identiques à eux-mêmes, toujours une variation infime, inexistante quasi, vient les faire dévier d’eux-mêmes, les aligne sur leur dérivée. Jusqu’où ira-t-on comme cela, faisant toujours la même chose ? Dans le Périgord ou bien au-delà d’Alpha du Centaure ? Depuis le noir de la terre sans lumière, se révèlent dans toute leur brillance les étoiles et, quand les cervicales sont fatiguées de scruter ainsi l’infini, à peine un peu au-dessus de la ligne sombre de l’horizon, ce sont les satellites des Martiens des futurs anciens que nous sommes devenus qui tournant en orbite autour de la planète émettant à regret leur lumière pâlichonne. Qu’il faut être imbu de soi-même, qu’il faut être absolument dépourvu de tout sens de la mesure, combien il faut être peu Grec, en somme, pour se livrer à de telles girations planétaires. Plus on va loin, ai-je envie de dire, et plus on rapetisse, stagne, se rabougrit. Qui peut dire que son œuvre subsistera dans vingt mille ans ? Pourtant, les images de nos ancêtres de Dordogne, avec leurs crayons de manganèse, leurs ocres d’argile et leurs burins de silex, demeurent, intactes, ou presque, conservées derrière la calcite, dans les profondeurs de la pierre, sous les racines des falaises, partout où il fut possible d’aller se faufiler. Cette idée, n’est-elle pas fascinante, que les gestes les plus anciens (tracer, graver, peindre, et marquer dans la terre les signes d’une proto-écriture) sont aussi ceux qui datent le moins par leur présence continuée ? Et l’envers d’elle, aussi : que ce qui semble le plus moderne s’avère le plus arriéré (mentalité réellement primaire). Y pensaient-ils nos ancêtres de Dordogne, qu’on dit sans histoire, aux futures éloignées de leur destinée ? Probablement que non. Et ce n’est pas la cause de la durée. Ce sont les aléas du climat, les hasards des éboulis, des histoires de fréquentation et d’humidité. Et tout ceci qui aurait aussi bien pu ne pas être. L’illusion de notre nécessité nous réduit à n’être que d’insignifiants passants inattentifs sinon au moi. Pauvre petite chose sous hypnose d’elle-même. Elle est comme ces satellites téléphoniques dans un ciel sans électricité ; ils brillent, oui, mais comme de fausses étoiles, — et, dans quelques mois, ils seront tombés.