14.4.24

Je n’ai pas envie d’avoir des idées sur tout ce sur quoi il faut avoir des idées pour espérer être quelqu’un d’important. Je n’ai pas envie d’avoir des idées sur le conflit au Proche-Orient, je n’ai pas envie d’avoir des idées sur l’avenir de l’Europe, je n’ai pas envie d’avoir des idées sur les violences inter, intra, extra, ou je ne sais quoi communautaires, je n’ai pas envie d’avoir des idées sur l’état des États-Unis de l’Amérique, je suis certain que les gens qui ont des idées à ces sujets sont des gens formidables, sinon nombre d’entre eux ne seraient pas des gens importants, cela va de soi, mais cela ne m’intéresse pas, ce n’est même pas que cela ne me touche pas, non, cela ne signifie pas, par exemple, que je ne me sente pas ému par la douleur des gens qui souffrent, il faut être ému par la douleur des gens qui souffrent, mais je n’y puis rien, et ce n’est pas que je me sente impuissant, non plus, non, ce n’est pas cela, mais alors qu’est-ce que c’est ? Ce n’est rien, justement. Qu’est-ce alors ? Quoi ? ce n’est pas la bonne question. Laquelle alors ? Où ? Où alors ? Ici. Là où je suis allé marcher ce dimanche matin. Il faisait chaud et j’ai cheminé autour du lieu où nous résidons, sans trop savoir où j’allais, je n’étais pas loin de la civilisation, non, j’étais juste à côté, mais il m’est arrivé d’avoir un peu peur de m’être perdu, j’ai tourné autour du lieu, à l’aveugle, me fiant à mon sens de l’orientation pour suivre la direction, m’aidant d’une flèche, d’une indication jaune de-ci de-là pour avancer sur le chemin, marchant au milieu des fleurs, des plantes sauvages qui poussaient, tapis bleu et jaune et blanc des fleurs vertes, des animaux volatiles qui s’expriment en cancan ou en volant, des lézards qui prennent la fuite à l’entente d’un pas. Au début de cette boucle périgourdine, je me suis arrêté quelques instants devant un lieu qui m’a semblé idéal. Il avait toutes les caractéristiques de la perfection : la simplicité, l’absence d’affectation, la sobriété. Et j’ai pensé : voilà un habitacle idéal en un lieu parfait. Et j’ai été réjoui par cette pensée que le monde abrite encore ce genre de lieux où je puisse désirer vivre non parce qu’ils expriment la richesse et la réussite sociale, mais parce qu’ils expriment tout le contraire : l’économie de moyens et la distance. Que faut-il d’autre, en fait, me suis-je demandé, que faut-il d’autre, en fait, pour être heureux sur terre ? Suivant mon chemin, je me suis dit : Rien. Tout est là. Tout est parfait. Et peut-être, oui, est-ce vrai qu’entre beaucoup dans ces sentiments de l’illusion propre au citadin qui, sortant de sa grande ville, une ou deux fois l’an, s’enivre du charme de la campagne. C’est vrai, mais cela ne m’a pas empêché de marcher. J’ai ramassé un bâton en chemin et je suis allé, ainsi, sans croiser personne, toujours suivant mon chemin, me disant que ce bonheur que je ressentais, le bonheur de marcher un bâton à la main, exprimait quelque chose de plus vieux que moi, de plus ancien que mon époque, de contemporain à mon espèce, pourtant, et j’ai songé encore, comme cela m’arrive souvent ces derniers temps, j’ai songé à mes aïeux, bergers dans les montagnes corses, et je me suis demandé si ce n’était pas la cause lointaine de ce sentiment d’accomplissement que je ressens quand je marche tout simplement.