Si j’avais les moyens de mes goûts, je ne serais pas forcément plus heureux mais je serais nécessairement beaucoup plus riche. Ce qui signifie que ma vie ne s’en trouverait pas grandement changée. Aussi, la question se pose-t-elle de savoir pourquoi j’ai les goûts que j’ai ? S’agit-il d’une anomalie personnelle dans l’évolution de l’espèce ? Ou bien d’un phénomène inhérent à toute transition de classe dans l’histoire d’une lignée ? Moi, descendants d’immigrées, d’ouvriers, de bergers insulaires, sur l’échelle de la transfugue sociale, je me situerais ainsi à un niveau intermédiaire entre une position et une autre, dans une sorte d’inconfort moral, donc. Ce que ce selfie sociologique peut bien vouloir dire (d’aucuns, jamais avares de mots, parleraient d’auto-analyse), je n’en ai pas la moindre idée. Probablement rien, mais alors pourquoi me livré-je à pareille logorrhée ? À ce sujet aussi, le mystère demeure entier. On a beau multiplier les explications, on se trouve toujours un peu à côté de la réalité. Mes goûts n’ont pas besoin de moyens pour se réaliser, ils existent, un point, c’est tout, changeant comme tout le reste au gré du temps, au gré du vent, et je n’ai pas besoin d’argent pour les matérialiser ; ils n’ont pas besoin de matière, ce sont des atmosphères, des attitudes, des manières de faire et des manières de voir le monde. Et cela, qui est le plus difficile à saisir, c’est le plus important. Est-ce pour cela — tâcher de fixer des impressions, des intentions, des inclinaisons autrement impossibles à fixer — que les gens écrivent ? Pour qui écrit bien, je le crois, en effet. Exercice de précision, de détermination (pas au sens contraire d’indétermination, mais au sens de suite dans les idées), moins de fixation que d’appréhension, de compréhension. C’est la saison où éclosent les roses. Depuis que nous sommes arrivés, je les observe pousser, c’est-à-dire écarter de leurs pétales tirant sur le rouge le vert de l’enveloppe. Si j’en crois mes calculs spontanés (de pures suppositions infondées), les premières fleurs devraient être complètement ouvertes avant notre départ. Si j’étais ce genre de personne, je verrais là une sorte de présage. Mais je suis le genre de personne qui, si elle devait trouver un titre ultime au recueil infini de ses pensées, intitulerais ce dernier d’un mot simple et ample à la fois, Expériences. Où cette personne note, par exemple, des choses comme : « Jacinthe des bois. Primevère des bois. Bouton d’or. » Cet ouvrage serait-il différent de ce journal ? à vrai dire, je ne le crois pas. J’ai toujours dit que c’était faute de mieux si j’avais appelé ainsi ce texte aussi long que ma vie, parce que je ne savais pas où j’allais le commençant, même le quotidien s’est imposé peu à peu, ce texte qui n’a rien à voir avec ce que l’on entend par ce mot banal de « journal » et où, la plupart du temps, il ne se passe rien. Est-ce à dire que j’écris afin qu’il se passe quelque chose dans ma vie ? C’est une idée, oui, mais pas la mienne, je crois. Si j’avais les moyens de mes goûts, tu sais, je n’écrirais peut-être pas, je me contenterais de vivre, tout bêtement. Et peut-être, oui, faut-il un manque, quelque chose de cassé pour écrire. Sinon, à quoi bon ? Qui n’a pas quelque chose de cassé, de manqué, de manquant, peut bien écrire, certes, je ne dis pas le contraire, c’est même la majorité des x qui font ça, mais pourquoi, au fond, oui, pourquoi ? Aujourd’hui, j’ai franchi trois fois le Styx. Voilà, avec les roses quasi écloses, pour la partie proprement « journal » de mes expériences.