19.4.24

« Ils n’auront pas ta haine, mais tu auras la leur. » Pour m’extirper du bas-fond de violence, de haine et de bêtise dans lequel trempe mon époque, je ne sais pas toujours quoi faire. Et par « pas toujours », j’entends : « rarement », voire : « presque jamais ». Alors, j’écris ce journal. Hypothèse simpliste ? Assurément. Mais ici, au moins, je puis exister comme je l’entends, c’est-à-dire : laisser le temps à mes pensées de se développer, étirer leurs membres, aller où bon leur semble et là, même, là, oui, là où souvent il me semblait qu’elles n’étaient pas destinées à aller. Quand je regarde par ma fenêtre, je vois des gens qui paient 3000 euros de loyer par mois pour vivre dans le VIe arrondissement de Paris et qui, le soir venu, regardent Danse avec les stars. Je me souviens que, quand nous étions allés nous y promener, Daphné, Nelly et moi, par une belle après-midi de printemps, tombant par mégarde sur ce commentaire alors que je cherchais tout à fait autre chose (un endroit où déjeuner que nous avions fini par trouver et où j’avais pris des photographies instantanées en noir et blanc, et parfaitement ratées, je m’en souviens à présent, Daphné était toute petite encore, et si difficile à vivre, je m’en souviens, avec moi, surtout), j’avais été choqué en lisant qu’un touriste avait trouvé qu’il n’y avait rien à voir et que le parking était un peu cher pour un quart d’heure à Fontaine de Vaucluse. Tout une civilisation affairée s’affaisse, et il n’y a rien que nous puissions y faire. Poursuivant le fil de mes pensées, sans trop savoir comment, par une sorte de saut en avant, je suis parvenu à l’idée que ce dont Bourdieu avait parlé avec sa « distinction », quelque part à la fin des années 1970, ce n’était pas en réalité du tout l’époque à laquelle il vivait, mais le XIXe siècle dont, en vérité, il était le pur héritier. Pour nous qui sommes venus après Bourdieu, en effet, l’idée d’une distinction par la culture semble une absurdité totale, cela n’a plus aucun sens ; — tout étant faux, tout le monde fait n’importe quoi. À quoi bon l’avant-garde puisqu’il y a Taylor Swift ? Aussi, suis-je rentré à regret de Dordogne, dont j’ai confié à Nelly que je trouvais que c’était la plus belle région de France, parce que m’y sentais un peu moins dans le monde. C’était une illusion, cela ne fait aucun doute, mais qu’elle était agréable, cette sensation de sortir du temps et de l’espace, qu’ils étaient beaux, ces arbres qui ondoyaient, beaux, ces étangs, beaux ces chemins, beau, ce sentiment de vide, c’est-à-dire : de distance, d’écart, là, c’est comme si l’on se sentait vivre un peu mieux, moins intensément, moins densément, avec plus de légèreté, comme le vent, et son souffle plus ou moins puissant. Et quand j’ai entendu Daphné pleurer parce que c’était le moment de partir, j’ai pensé à Proust et à ses aubépines. Merveilleuse enfant. C’est vrai que l’être semble moins pesant, et l’existence, moins lourde à porter. Pourtant, tout était exactement le même. Et, en effet, quand j’ai croisé cet homme venu d’ailleurs, qui mendiait en pantoufles tout en poussant devant lui un enfant putatif qui aurait tout aussi bien pu être une poupée, en tout cas, eût-il mieux fallu qu’il le fût plutôt que mort, comme il me le semblait qu’il l’était, là, devant l’église Saint-Robert de Javerlhac, autant dire au fin fond de la France, où régnait une odeur de bouse de vache qui pénétrait jusques à l’intérieur de l’enceinte de ces vieux murs romans du XIIe siècle, lequel homme n’aura jamais eu le temps de dire que trois mots : « Bulgaria, Sofia » en se montrant lui-même et « Magasin » (prononcé « magazine ») en montrant l’enfant mort dans la poussette, il était évident que, là aussi, ni plus ni moins qu’ailleurs, tout était faux, puisque, là aussi, ni plus ni moins qu’ailleurs, la seule issue était la fuite. Et nous avons fui. À regret, cela dit, parce que la réalité est plus belle que les êtres qui la peuplent, mais on ne se nourrit pas de pierres, surtout pas de vieilles, n’est-ce pas ? on se nourrit d’humains qu’on répand sans sens partout à la surface de la terre. Qui pourrait y comprendre quelque chose ? Y a-t-il quelque chose à comprendre ? Je ne sais pas. Dans cette vieille église, œuvres du maître-verrier contemporain, J.-A. Ducatez, les vitraux jetaient une lumière jaune orangée sublime, et l’on aurait presque eu envie de croire en quelque chose de supérieur, en quelque chose de meilleur, mais on aurait eu tort, et le monde est là, en effet, dans toute sa vérité, pour nous rappeler à son ordre, à la laideur, à la pauvreté, à la bassesse, à la violence, à la haine. Qui fut assez fou, un jour, pour désirer quoi que ce soit d’autre ? — Moi ? — Quelle étrange idée.