2.5.24

Avant d’aller courir dix kilomètres, ce matin, presque dès le réveil, j’ai écrit un chapitre de plus pour tombe. Que je voudrais ne plus appeler tombe., mais autrement, Loin de Thèbes, me suis-je dit, ce matin, après être allé courir. C’était le chapitre 15. Ensuite, après être allé faire des courses dans l’idée de préparer un repas pour ma petite famille ce soir, j’ai consulté les journaux, et je n’ai rien ressenti ; j’avais l’impression que le monde dont me parlait la presse n’était pas le monde dans lequel je vis, ou alors que je vis dans un monde à l’intérieur de ce monde-là et que ces deux mondes ne communiquent pas, que leurs parois ne sont pas poreuses, non, mais étanches, oui, parfaitement étanches. Ce n’est pas vrai, je le sais, mais c’est l’impression que j’avais. Tout m’a semblé indifférent, non pas par indifférence, mais par étrangeté. J’étais étranger à tout cela. Combien sommes-nous, me suis-je demandé, à être touchés par cette indifférence, à être indifférents, comme je viens de le dire, non pas par indifférence, mais par étrangeté ? Sur le moment, cette question du nombre ne m’a pas paru être déplacée, mais à présent, oui. Qu’est-ce que le nombre pourrait bien changer ? Est-ce que le sentiment d’étrangeté qui est le mien serait plus « légitime », comme on dit de nos jours, s’il était partagé par de nombreuses personnes que si j’étais le seul à le ressentir ? Ne serait-ce pas comme dire : Mon livre est « légitime » parce que des centaines de livres en tout point identiques au mien ont déjà été écrits ? Moi, écrivant un livre, je cherche à écrire un autre livre, un livre différent de tous les autres livres, ceux que d’autres ont déjà écrits et ceux que moi j’ai déjà écrits. Je ne pourrais pas écrire un livre en ayant le sentiment de refaire la même chose. Et j’ai beau savoir que c’est à peu près la règle générale — refaire le même livre encore et encore, sans vergogne, simplement parce que, avec le cynisme le plus assumé, on a trouvé un truc qui marche et qu’on le refait encore et encore, même si c’est éculé, pour l’argent —, cela aussi m’est indifférent. tombe., ou loin de Thèbes, comme je vais désormais l’appeler, donc, ne ressemble à rien de ce que j’ai fait et, même si je n’ai pas tout lu, ne ressemble à rien, je crois, de ce qui a été écrit jusqu’à présent. Et ce n’est pas une qualité du texte en soi, non, c’est une qualité pour moi, pour me donner l’envie de l’écrire. En pensant à ce livre que je suis en train d’écrire, tout à l’heure, je me suis fait remarquer que ce livre, je n’avais pas eu envie de l’écrire. Quand j’ai commencé loin de Thèbes, qui ne s’appelait même pas encore tombe. alors, n’avait pas encore de nom alors, j’avais en projet d’écrire d’autres livres (Paris, l’Italie, les tombes qui, une fois regroupés, formeraient un ensemble cohérent, ou du moins articulé), mais pas ce livre. Ce livre, littéralement, je n’ai pas voulu l’écrire : c’est lui qui s’est imposé à moi. Je l’élabore à présent, réfléchi à la construction, au déroulement, à divers développements, mais le livre en tant que livre, en tant qu’idée, désir, écriture, je ne l’ai pas voulu. Et rien que cela, c’est une chance : la chance de l’indétermination. Je ne pourrais pas être l’un de ces écrivains banals qui se répètent sans cesse, recommencent inlassablement l’interminable socio-analyse de leur famille, singent des figures défuntes ou se regardent le sexe à longueur de journées en se le titillant complaisamment. Je ne pourrais pas, et ça tombe plutôt bien, — je ne le fais pas.