3.5.24

À quels signes est-ce que je sais que la vie peut être vraie ? Eh bien, quand je ne me dis pas : « Oh là là, il faut encore que je … » (où on peut remplacer les … par écrire, par exemple, oui, par exemple). Alors que, quand je travaillais chez Grasset, par exemple, il m’arrivait si souvent de me dire : « Oh là là là, il faut encore que j’aille travailler aujourd’hui » que, parfois, n’en pouvant plus, je demandais à Nelly d’appeler pour dire que j’étais malade et que je n’irais pas travailler aujourd’hui. Est-ce que c’était glorieux ? Non. Mais c’était toujours mieux que de devenir fou ou d’en finir avec la vie, qui vaut mieux que le travail, en tout cas, la mienne, oui, elle vaut mieux que le travail. La vie des autres ? Je ne sais pas. C’est à eux de voir. Je crois que je l’ai déjà raconté, mais il me paraît nécessaire de le dire derechef aujourd’hui : le premier jour de travail chez Grasset, le midi, Nelly et moi, nous sommes allés déjeuner au Square Récamier, et là, entre mon sandwich et Nelly, j’ai fondu en larmes. J’avais conscience d’avoir raté ma vie, conscience que tout ce que je voulais, j’étais en train de passer à côté, qu’au lieu d’être l’écrivain connu que je rêvais d’être, j’étais le larbin de la bourgeoisie germanopratine, l’élite de ta mère la pute la nation, je me sentais déclassé, humilié, et c’était trop pour moi. Il y a quelques jours de cela, j’ai reçu le dernier livre de Gérard Guégan, le Chant des livres. Quelques jours plus tôt, Gérard m’avait demandé mon adresse et, quand le livre est arrivé, j’ai songé qu’avant, c’était moi qui mettais les livres sous pli pour les envoyer à leurs destinataires. J’aurais pu me dire : « La boucle est bouclée », mais non, je ne crois pas, non, Grasset n’est pas une boucle que j’ai envie de boucler de quelque manière que ce soit, Grasset, c’est un cauchemar, un mauvais souvenir, la honte de ma vie, tout ce que tu veux, aussi, tout ce que je puis faire, c’est briser la boucle. Évidemment, contrairement à ce que l’on pensait de moi chez Grasset (et, en ce sens, Grasset, c’était un peu comme ma famille, où on trouvait que je ne parlais pas beaucoup, preuve que j’étais bête, certainement, mais cela, aussi, je l’ai déjà raconté, et je ne ressens pas la nécessité de le répéter aujourd’hui), je ne suis pas demeuré, je sais très bien que briser cette boucle n’aura strictement aucun impact sur l’économie de la république des lettres, mais ce n’est pas une raison de ne pas le dire, pas une raison de ne pas le faire. Les boucles, c’est un peu comme les cheveux, le problème, c’est les nœuds. Une boucle trop serrée forme un nœud, qu’on ne démêlera pas sans douleur, à supposer, bien sûr, qu’on puisse seulement le démêler, parfois, il vaut mieux couper. C’est ce que j’ai fait, couper. Les boucles, en fait, c’est mieux de les raser, quand la vie est glabre, on y voit plus clair, sinon, dans toute cette confusion, on finit par ne plus s’y reconnaître, on perd son chemin. Est-ce que je sais où je vais ? Le pire, c’est que je crois que oui, oui. Je l’ai toujours su. Ou, en tout cas, cela fait longtemps que je le sais. Si j’avais cru la vie telle qu’on la vit chez Grasset, les mensonges sur la vie qu’on y colporte, j’aurais fini par le perdre, mon chemin, et devenir gris, devenir triste, devenir vieux. Il faut fuir ; quelquefois, c’est le meilleur moyen de retrouver son chemin. Quand j’ai relu l’espèce de postface à la vie sociale que j’ai écrite il y a un certain temps déjà sous la forme d’un hors-texte, d’un tiré à part, et qui est aussi une critique de la république des lettres faite depuis le parcours du livre (refus, incompréhensions, etc.), j’ai été frappé de me trouver en parfait accord avec moi-même, et cette critique — qui n’est pas le tout du texte, mais une partie seulement — me mettait en joie, aussi parce qu’elle jette un jour d’une grande clarté sur le livre proprement dit. On peut lire le livre sans avoir lu ce texte, mais il ouvre une perspective qui l’inscrit dans le temps, la vie, concrète, réelle, pour ainsi dire. Et de la vie dans cette perspective-là, chaque jour, je puis me réjouir d’avoir encore à la vivre, d’avoir encore la chance de la vivre.