J’ai mal dormi. Je ne sais combien de temps il m’a fallu — tourner, retourner, me lever, me recoucher — pour m’endormir. Une fois le sommeil trouvé, qui plus est (qui moins est ?), j’ai rêvé que je cassais les lunettes de mon beau-père parce qu’il avait invité B. et F. à dîner alors que moi, il ne m’avait pas invité, évidemment, il ne m’aime pas, ce qui représentait pour moi une façon scandaleuse de confisquer ma vie, d’en prendre indûment possession, comme si elle était à lui. Le décor du rêve était étrange — non, pas étrange du tout : franchement laid, j’avais l’impression que la scène se déroulait dans une voiture grise, ou devant cette voiture, devant et dedans, peut-être, je ne sais plus exactement, mais je me souviens que les portières (peut-être pas toutes) et le coffre étaient ouverts. J’étais très mécontent et casser des lunettes, lunettes que mon beau-père ne porte pourtant pas, contrairement à moi, était un geste de révolte contre l’inacceptable, l’intolérable. Je viens de dire que mon beau-père ne porte pas de lunettes, mais ce n’est pas tout à fait vrai, il en porte pour lire, des lunettes cassées et rafistolées avec du fil de fer, ou quelque chose comme ça. Est-ce à dire que je déteste ce qui est cassé ? Ce n’est pas exactement cela, non. Mais peut-être que oui. Parfois, l’imperfection des choses me touche plus violemment que d’autres : je sais que les choses ne peuvent pas demeurer intactes, qu’elles s’usent, mais toutes les usures ne se valent pas. Par exemple, sur la partie supérieure de ma Gibson, sur l’angle un peu arrondi du bois, il y a une partie où le vernis est parti. C’est là que mon bras droit repose quand je joue. Et, à force de jouer, comme j’ai cette guitare depuis 1992, le vernis est parti, la couleur aussi, on voit le bois brut apparaître. Or, cette usure est belle. Elle est le souvenir dans l’objet de son contact avec mon corps, elle est le signe visible et tactile (quand on passe la main dessus, on sent l’endroit où le vernis manque) de l’union de l’objet et de mon corps : pendant que je joue de cet instrument, mon corps et l’instrument ne font plus qu’un, la preuve, là, il y a quelque chose en moins, et peut-être, y a-t-il quelque chose en plus, quelque chose d’incorporé en moi, en échange, comme ce vernis parti de là pour arriver ici, et en disant ici, je désigne la partie intérieure de mon avant-bras, au niveau de ce muscle qu’on appelle « le petit palmaire », je crois, et qui est particulièrement développé au bras droit. Cette usure, fruit de l’échange entre le vernis de l’objet et le muscle de mon bras, moins de vernis et plus de muscle, est-elle une preuve de la réalité de la réalité ? J’aime à le croire. Mais l’usure de la chose cassée parce qu’on n’en a pas pris soin, qu’on rafistole tant bien que mal, aussi, n’est-ce pas ? Oui. Alors, quelle est la différence puisque toutes les deux démontrent la réalité de la réalité ? Eh bien, toute une esthétique, c’est-à-dire : une philosophie de la vie, pour dire les choses ainsi, se trouve là, dans cette différence entre une chose qui est la même qu’une autre et pourtant ne l’est pas, la même qu’une autre. Quand j’ai regardé cet endroit de l’univers, l’absence du vernis de ma guitare, l’autre jour, et que je l’ai comparée à la forme de mon bras qui vient rencontrer là un lieu à épouser, une arête arrondie de bois, je n’y ai pas songé tout de suite, mais c’est la plus grande partie de ma vie que je voyais gravée là, dans la marque laissée par mon bras dans la réalité, une marque qui, supplément de beauté, n’était pas une fin en soi, le bras n’ayant jamais été posé là pour y laisser sa marque, le bras s’était trouvé là pour faire de la musique, mais était un accident. Et, c’est ce que je me dis à présent, ainsi, plutôt que de la cacher comme le voudrait le kitsch, cette usure, faut-il la laisser, non pour la montrer, mais pour la voir.