Quand je suis passé devant cet homme qui n’avait qu’une jambe, allongé à plat ventre par terre, sur le trottoir du boulevard du Montparnasse, entre l’arrêt des bus 82 et 92 Montparnasse-Alençon et le G20, avec son pantalon si usé qu’on lui voyait le cul à travers le tissu, je me suis dit que je ne pouvais pas passer devant lui, sans rien faire, comme tout le temps, comme tout le monde. Je me suis dit que j’allais lui parler, mais je n’avais rien à lui dire. Je me suis dit que j’allais lui donner un peu d’argent, mais je n’en avais pas sur moi et, si j’en avais eu, qu’aurait-il fait avec sinon acheter de quoi boire encore (sur le banc extérieur de l’arrêt de bus, il y avait une cannette de bière forte dont j’ai supposé qu’il l’avait vidée) et se saouler plus encore, se faire plus de mal encore, s’enfoncer plus profondément encore dans le béton du boulevard, et mourir là, comme une épave insignifiante, comme une chose dont tout le monde se moque. Il était onze heures du matin, et les gens qui passaient par là, quand ils le voyait seulement, le regardaient d’un air dégoûté. Et c’est vrai, c’est vrai qu’il était dégoûtant. Je l’ai pris en photographie, une photographie sans qualité esthétique aucune, une image la plus transparente possible, la plus documentaire possible, pour qu’on ne la voie pas en la regardant, qu’on voie seulement ce que j’ai vu, là, sur le boulevard, que tout le monde pouvait voir, mais que personne ne prenait le temps de regarder, c’est gênant, c’est vrai, de voir un homme se traîner comme une bête malade, abîmée, détruite, et qui va bientôt mourir. J’ai fait les quelques pas qui me séparaient encore de chez moi en demandant à Nelly quel numéro composer pour signaler quelque chose de ce genre et, une fois rentré chez moi, j’ai composé le 18, une voix mécanique m’a dit que ma conversation serait enregistrée, puis une voix humaine m’a demandé pourquoi j’appelais, et j’ai expliqué à mon interlocuteur ce que je viens de raconter. La voix humaine m’a répondu attendez, je vous mets en contact, et derechef j’ai raconté à cette personne avec qui on venait de me mettre en contact ce que je viens de raconter, ce à quoi, après m’avoir interrogé pour connaître son âge, sa localisation, d’autres précisions encore qui devaient avoir du sens pour lui, elle m’a répondu : Oui, mais qu’est-ce qu’il a ? J’ai répété ce que je venais de lui dire et elle m’a dit : Oui, mais si vous ne savez pas ce qu’elle a, on ne peut rien faire. Et sur le moment, je n’ai pas compris. Il m’a fallu un certain temps pour comprendre et, quand j’ai enfin compris, j’ai dit quelque chose comme OK, je vais voir, si je repasse devant lui, je lui demanderai, tout en sachant très bien que je ne verrai pas, que je ne lui demanderai rien parce que, de toute façon, personne ne ferait rien, parce qu’il n’y a rien à faire. Naïf comme je suis, j’avais pensé que le fait d’être unijambiste et de se traîner par terre, de se rouler par terre, de s’allonger par terre, à plat ventre, à même le trottoir couvert de pisse, et de vivre dans la pisse de sa dernière bière ingurgitée était en soi une urgence suffisamment importante pour qu’on tente d’y faire quelque chose, et moi je ne savais pas quoi, c’est pour cela que j’ai appelé le 18, mais non, ce n’est pas vrai, mais si ce n’est pas vrai, me suis-je demandé, que faut-il attendre pour intervenir, qu’il soit sur le point de mourir ? Probablement, oui. Il est treize heures trente-sept cependant que j’écris cette phrase et, il y a quelques minutes de cela, l’homme par terre était encore par terre. Je l’ai vu en regardant par la fenêtre de la pièce où j’écris qui donne sur le boulevard, là, à main gauche. Ce matin, déjà, quand je suis parti courir, il était là. Et ce soir, peut-être, il sera encore là, peut-être restera-t-il là jusqu’à ce qu’il meure ou qu’on le déplace ailleurs pour la durée des Jeux Olympiques, qui sont la fête de l’humanité, il ne faut pas l’oublier, le triomphe du corps parfait, ou du corps corrigé avec des prothèses dernier cri, c’est si beau, la beauté, mais en attendant qu’il meure ou qu’on le déplace, il n’y a rien à faire, aussi, en effet, comme de toute façon il n’y a rien à faire, mieux vaut-il détourner le regard, penser à autre chose, écrire à propos d’autre chose, quand on est impuissant devant le néant qu’est ce monde, c’est mieux de faire semblant, de regarder ailleurs, de s’amuser, de faire la fête, de célébrer l’humanité. Quand j’ai raccroché mon téléphone après avoir composé le 18, je me suis senti imbécile, je me suis fait l’impression d’être un petit garçon qui pense qu’on peut aider les gens, que la société est faite pour cela, venir en aide aux plus démunis, je m’en suis voulu d’avoir été touché par la misère de cet homme, d’avoir pensé que la misère de cet homme était la misère de tout l’humanité, et qu’elle était insupportable, là, sous nos fenêtres, devant les pas de porte de nos boutiques, au pied des tables et des chaises de nos terrasses. J’ai pensé au fait que la conversation avait été enregistrée, et j’ai eu honte de mon appel. J’ai eu honte d’avoir appelé à l’aide pour un autre que moi, et honte de ne pas savoir quoi faire, pas quoi dire, pas comment agir. Mais la vie est ainsi faite, sociale, banale, indifférente. Et la vérité, c’est qu’il vaudrait mieux les abattre, lui et tous les gens comme lui, plutôt que de les laisser mourir comme cela, dans l’indifférence la plus complète, cela, au moins, ce serait faire preuve d’un peu d’humanité, mais non. Ensuite, je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas comment je suis passé de ce que je viens de raconter à cette idée, mais c’est comme cela que les idées se sont enchaînées, alors c’est ainsi que je vais les raconter, j’ai pensé au sentiment que j’avais ressenti, un peu plus tôt dans la matinée, colère devant le spectacle du scandale, en lisant le journal en ligne de quelqu’un qui y racontait sa vie, et le scandale, la colère que me causait ce scandale, c’était d’écrire sans faire de l’art, sans rien faire, simplement en racontant. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai trouvé cette perspective insupportable, et j’ai fait le lien entre ce que je viens de raconter et la lecture de ce journal en ligne, comme si, en réalité, ces deux ensembles de données n’étaient pas étrangers l’un à l’autre, mais étaient liés par une profonde solidarité, encore que souterraine au premier abord, unies par des liens profonds, essentiels, l’un n’étant pas l’effet de l’autre au sens où ce dernier serait la cause du premier, mais il n’y avait pas de solution de continuité dans ce monde où l’on raconte sa vie simplement pour la raconter et les hommes qui n’ont qu’une jambe et meurent dans leur pisse sur le trottoir du boulevard. Il faudrait parvenir à voir, me suis-je dit encore, la profonde solidarité qui unit des pans que l’on croit à tort distincts, séparés les uns des autres, de notre vie sociale, nous envoyons des artefacts aux confins de l’univers, cela devrait être à notre portée, mais non, et que cela ne le soit pas est indigne, mais nous indiffère, nous acclamons nos exploits pour ne pas voir, chaque jour, notre immense défaite, plus grande encore que l’univers. La vie est ainsi faite. Mal. Nous devrions vouloir vivre autre chose. Comment se fait-il que nous ne le voulions pas ? Que nous intensifions au contraire cette vie-là, cette invivable vie ? Quelques instants, je cherche une réponse. Il y en a trop, et aucune ne me satisfait. Toutes me semblent passer à côté de l’essentiel comme ces passantes, que l’on voit sur la photographie que j’ai prise ce matin, qui sont passées à côté de l’homme à une jambe et l’ont regardé d’un air dégoûté. Comme moi, qui n’ai pas su quoi faire pour l’aider, n’ai rien fait pour l’aider, ai échoué à l’aider. La vie est ainsi faite, oui.