9.5.24

Il faut en finir avec le mythe de la transparence. J’étais en train de faire les vitres dans l’appartement (des fenêtres à double vantail, une petite dans la cuisine, un petit bois divisant chaque vantail en deux, une grande dans la chambre de Daphné, deux grandes dans le salon, une grande dans notre chambre, deux petits bois divisant chaque vantail en trois, auxquelles viennent s’ajouter le miroir de la salle de bain et le pare-douche de la baignoire, soit en tout cinquante-neuf surfaces vitrées à nettoyer, en comptant le recto et le verso, si je ne me suis pas trompé dans mes calculs) quand je me suis dit cette phrase, et peut-être fus-je trompé par le fait que les fenêtres sont toujours doubles, simple vitrage ou autre, une face de la surface tournée vers l’intérieur et l’autre, vers l’extérieur, mais il me sembla clair qu’on ne voyait jamais totalement ou parfaitement ou purement à travers, que toujours, voyant à travers, on voyait aussi le medium que l’on traverse, la vitre, et qu’il n’y avait guère que le miroir, lequel n’a qu’une surface simple, et non double, comme les fenêtres, qui était purement transparent, mais le miroir reflète, on ne voit pas outre, l’outre miroir, c’est la réalité que l’image reflétée reflète, moi, le reflet se tourne vers l’intérieur, il n’ouvre à rien, sa platitude n’apporte jamais qu’une certitude de surface, et les inquiétudes se multiplient : mon Dieu, qu’est-ce que j’ai vieilli. Paradoxe, si l’on voulait, seul le reflet est parfaitement transparent qui ne donne rien d’autre à voir que lui-même, puisqu’il n’est pas fidèle, mais trahit la réalité, au contraire, ne l’inversant pas, la gauche restera à gauche et la droite à droite, d’où le fait que, si l’on se croisait dans la rue, habitué que l’on est à se voir reflété, on ne se reconnaîtrait probablement pas, ou alors pas tout à fait, en tout cas, on se trouverait une drôle de tête, l’asymétrie de la symétrie sautant tout à coup aux yeux : je me vois toujours à plat, sans inversion, comme une pellicule que l’on me colle dessus, un vernis imaginaire que l’on couche sur une surface pour la mieux masquer. Qui s’est déjà pris en photographie soi-même (selfie), c’est-à-dire : à peu près toute l’humanité, qui s’en rend bien compte : il faut que je fasse pivoter l’image selon l’axe d’une symétrie verticale (symétrie de l’asymétrie) pour me voir moi-même, c’est-à-dire me retrouver tel que j’ai l’habitude de me trouver dans le miroir, pas terrible terrible. Pendant tout ce temps que j’ai passé à nettoyer les surfaces vitrées de l’appartement (sauf une, que j’avais prévu de rendre limpide, mais que j’ai oubliée, le grand miroir de la chambre où, si je tourne à présent la tête à droite (rotation à 90°), je me vois (et que je suis gros et que je suis laid, heureusement que ce n’est pas très propre, on ne pourrait pas se tromper, pas se mentir, si ça l’était, déjà qu’en l’état, ce n’est pas terrible terrible)), j’ai écouté Ryoanji de John Cage (soixante minutes et trente secondes dit la pochette du disque). Cette pièce reprend la structure du jardin du même nom à Kyoto, que Cage a visité pour la première fois en 1962, quinze pierres entourées de mousse dans du sable blanc ratissé ; le sable blanc ratissé est la partie pour percussion et les solos, les pierres. À partir de 1983, Cage a fait des dessins en se servant du contour de quinze pierres (traçant les contours de pierres) et la partition de Ryoanji reprend ce principe de la courbe : dans le système de la partition, les courbes sont les glissandi que doivent jouer les instruments solistes (hautbois, contrebasse, flûte, trombone, voix). Une pierre, si on la jette dans une vitre, brisera cette dernière. Sur le moment, cela ne m’a pas frappé. Je cherchais une pièce contemplative, japonisante, pour accompagner mon activité de nettoyage et, ayant d’abord voulu écouter un compositeur japonais, je me suis finalement souvenu de cette pièce, japonisante, en effet, tournant autour de l’espace, du geste, de l’aléatoire, comme souvent chez Cage, comme c’est aussi le cas quand on veut nettoyer des vitres : dans un cadre délimité, essuyer avec la main la surface sensément transparente jusqu’à ce que l’on puisse voir à travers. Faire le ménage est une expérience profonde, aussi profonde que la méditation. Enfin, j’imagine, je n’ai jamais médité. J’ai beaucoup nettoyé, en revanche. Ce matin, je suis allé courir. Onze kilomètres. Et cela aussi, je crois, est une expérience proche de la méditation. Enfin, j’imagine. Le ciel s’est dégagé à mesure que la journée avançait, et sans doute est-ce pour cela, pour voir le ciel à travers la vitre, que je me suis enfin décidé à nettoyer les vitres de l’appartement. Et c’est vrai que c’est mieux de voir le ciel plutôt que de l’imaginer. Expérience de la réalité.