10.5.24

Une jatte-téton. Suffit-elle seule à élaborer une théorie à propos de la communauté d’aliénation ? Et, comment passe-t-on de ce bol en forme de sein au Palais Fesch, autrement, c’est ce que je veux dire, que par le véhicule de la pensée ? Pourtant, il semble que μαστός, ce soit aux Grecs qu’il faille en attribuer l’invention, eux qui déjà, lors de leurs banquets, vidaient non pas des verres, comme nous le faisons avec cette vulgarité satisfaite d’elle-même qui nous caractérise, mais les recréations symboliques des mamelles de leurs femelles qui n’étaient pas invitées à la libation. La théorie s’écroule-t-elle alors ? Mais quelle était-elle ? Eh bien, en peu de mots, celle-ci : qu’à la différence de nos ancêtres, et surtout de leurs maîtres, en l’occurence, puisque c’est au hameau de la reine Marie-Antoinette, à Rambouillet, que fut inventée cette étrange coupe à boire du lait, qui vivaient dans la séparation d’où naissait l’aliénation des esclaves, nous vivons désormais dans un univers sans solution de continuité, où la richesse des puissants ne se cache pas derrière les murs des palais, mais se montre, non mieux : se partage, ouverte qu’elle est, inclusive, pour toutes et tous. (La fondation défiscalisée du milliardaire comme haut lieu de la démocratisation de la culture.) Ce que j’ai appelé communauté d’aliénation, c’est le fait que les goûts de la classe dominante sont les mêmes que ceux de la classe dominée, qu’ils ne varient qu’en intensité, et non pas en nature. Il n’y a plus de distinction, et c’est un peu comme si la massification de la culture avait accompli par mégarde l’œuvre de Pierre Bourdieu, par mégarde, et surtout : pour le pire. Car, dans un univers où les goûts sont les mêmes pour tous, il n’y a plus d’issue, pas de possibilité de changement, tout est voué à se retrouver partout à l’identique, dans toutes les villes, dans tous les esprits, la variation de la valeur ne concernant pas sa nature — le quoi ? de l’inconnue = x —, mais son nombre — le combien ? du déjà connu, du trop connu. Quand tout le monde parle tout le temps de la même chose, c’est la possibilité même de l’ennui, du rêve, de l’étrangeté, de la fuite, de la disparition qui disparaît : où aller si partout, c’est pareil, vers quel objet mon désir pourrait-il se tourner puisque tous les désirs sont les mêmes, et leurs objets avec, produits en série ? La variation de la quantité n’excite pas, elle écœure. Comme cette femme qui, en gare de Les Essarts-le-Roi, est descendue du train N, terminus Rambouillet, et la tête appuyée sur la grille, s’est mise à vomir. Mal des transports. Transports du mal. « La haine du vide », ai-je écrit dans mon cahier au bison rouge. Et je n’y ai pas pensé tout de suite l’écrivant, mais mon écriture, elle, évidemment, y pensait déjà pour moi, elle n’attendait pas que je percute enfin, c’est à présent, des heures après, que j’y pense, à cette haine du vide que manifeste l’espace d’un pays surchargé de choses, d’êtres, de bâtiments, d’urbain, répondait cette place vide que j’avais laissée dans mon cahier, l’autre jour, pour une photographie (la photographie d’une statue de reine) que je voudrais y coller, mais plus tard, bien plus tard, pas pour le moment, afin de ne pas déranger l’écriture par le volume de la photographie instantanée ainsi collée sur la feuille de papier. Laisser du vide pour l’avenir. Est-ce tout ce que nous pouvons faire, désormais : nous distinguer par le vide laissé, son en-moins ? Dans le train du retour, il y avait cet homme noir qui ronflait. Et, c’est ce que je me suis dit, peut-être dort-il pendant le trajet parce que c’est le seul moment calme de sa journée ? Tout ce qu’on n’oblige pas les gens à faire pour des salaires de misère, me suis-je lamenté ensuite. Tout a changé et tout est pareil.