Décalage — entre soi et les autres. Relation que, quand même je désirerais l’harmoniser, je ne le pourrais pas (déjà essayé, échec, pas envie de recommencer) parce que je ne suis pas seul, précisément, au monde. Est-ce à dire que l’harmonie n’est possible dans la solitude ? Mais alors, nul besoin d’harmonie. Et avec soi-même ? Fausse question. Et ce message venu du passé (deux ans et demi) me rappelle tout ce que je ne désire pas. Ce n’est pas tant que je souhaite rester seul (je ne le suis pas), mais quoi ? Je n’ai pas besoin de dresser la liste de tout ce que je ne veux pas. D’ailleurs, c’est ce que je me suis fait remarquer hier au soir, à un tout autre sujet, alors que la soirée infrabasse des voisins du dessus (mon Dieu, que ces rires étaient gras et que cette musique était imbécile) m’empêchait de trouver le sommeil et que je m’efforçais de chasser de mon esprit ces images de leur mort qui survenait dans d’atroces souffrances, ce n’est pas une question de volonté, la volonté n’existe pas, la volonté ne compte pas, elle est impuissante, elle est une visée chimérique, c’est une question de discipline, de détermination, voire : d’équilibre entre l’indétermination de la réalité et la détermination du moi. Je rectifie : ce dernier passage, qui joue sur l’équivoque de détermination, pourrait donner à penser à tort que la détermination du moi s’opposerait à l’indétermination de la réalité, et réciproquement. Or, ce n’est pas le cas — d’où cette idée d’équilibre —, les deux se complètent : je ne me détermine pas parce que la réalité est indéterminée, la détermination du moi épouse l’indétermination de la réalité, elle acquiesce à cette indétermination et essaie d’en faire quelque chose, mais non pas comme l’on tranche un nœud, choisit entre des versions de la réalité qui seraient toutes équipossibles, non : que la réalité soit indéterminée, cela ne signifie pas que toutes les réalités possibles existent déjà, c’est-à-dire que, comme dans une théorie des mondes multiples, chaque possibilité s’incarnant dans un monde, toutes les versions possibles de la réalité existent dans des plans de réalité superposés ou parallèles les uns aux autres, une telle théorie est la négation même de l’indétermination, dans pareille théorie, tout est surdéterminé, tous les possibles existant dans un monde qui leur est propre, et que le nombre des mondes en question soit infini ou pas est indifférent en la matière, mais plutôt que le possible est le non-lieu, le possible est l’utopie, laquelle n’a rien d’extraordinaire en soi (elle peut l’être, mais elle ne l’est pas par nature), mais peut tout à fait être banale, ordinaire, toute simple. L’utopie perd ainsi le sens d’idéal inaccessible qu’on lui donne habituellement, elle est au contraire une sorte de possibilisme rigoureux : le futur ne nous est pas caché, il n’a tout simplement pas encore eu lieu. Et, c’est du moins le sentiment que j’ai, le retour non souhaité de ce passé surdétermine l’avenir, le fait ressembler précisément au passé, quand il pourrait être tout autre, n’ayant pas encore eu lieu. La volonté est impuissante parce que ce n’est pas elle qui fait advenir le possible, c’est la rigueur avec laquelle on fracasse le moi sur la réalité, détruit le moi par la réalité : le moi est toujours passé, dépassé, il n’y a que la réalité qui soit porteuse de nouveauté, d’inédit. Il n’y a rien de possible dans le moi, seule la réalité est possible. La détermination dissout le moi dans l’indétermination, et réalise l’utopie. Éclairs dans le ciel qui gronde. Caniveaux qui débordent. Beauté de cet orage de mai.