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Couru une heure (moins deux minutes et dix-huit secondes) sous la pluie et le vent, et ce fut aussi désagréable que jouissif. Qu’il en soit ainsi — aussi désagréable que jouissif — est, en grande partie, pour ne pas dire plus simple : en toute partie, la raison qui me pousse dehors pour courir, contrairement à ce que des gens plus intelligents et ou plus raisonnables que moi feraient, probablement. Et font, effectivement. Car, en effet, statistiquement, des gens plus intelligents et ou plus raisonnables que moi, il y en a beaucoup, si j’en juge par le peu de monde qui se trouvait dehors sous la pluie et le vent, ce matin, au jardin où je vais courir, quelques rares touristes avaient bravé les intempéries, on les reconnaissait à leurs parapluies tous identiques estampillés Relais Christine (ce sont les seuls à qui j’ai fait attention, sans doute à cause de leur air pas mécontents d’eux-mêmes, on le voyait nettement, même derrière leurs parapluies, cet air, ils avaient l’arrogance propre aux philistins en voyage, comme s’il fallait que l’on remarque, rien qu’en les voyant, qu’ils avaient payé leur chambre d’hôtel très cher, trop cher pour le temps qu’il fait, mais la météo ne s’achète pas, pas encore, du moins, et, soit dit en passant, cette arrogance est un des aspects qui rendent le tourisme de masse insupportable, et qui ne comprend pas, dans sa chair, voyant la morgue affichée par de tels visages, les menaces de mort à l’intention des croisiéristes et de leurs sœurs touristes taguées sur les murs de Gênes, comme je les ai vues, l’été dernier ?), des groupes scolaires, par la force des choses éducatives, poursuivaient leur visite, les jardiniers jardinaient, les gendarmes avaient en revanche trouvé refuge dans leurs guérites, pas bêtes, eux, et à l’exception, sinon remarquable, du moins par moi remarquée, d’un garçon d’une fille qui, en plus de moi, se trouvaient là, pour courir, aussi, personne. Personne, c’est-à-dire : tout le monde. Que le plaisir soit souvent mêlé de peine, ce n’est pas une découverte, et il n’y a que de piètres observateurs de l’espèce humaine, ou alors des doctrinaires totalitaires, pour prétendre qu’il n’en va pas souvent ainsi, mais ce n’est pas non plus ce que je veux dire. L’étrange, c’est que, chaque fois que je me demandais, Mais qu’est-ce que je fais là ? ma présence là, à ce moment-là et à cet endroit-là, apportait une réponse indiscutable à la question que je venais de me poser : la raison était épuisée par elle-même, c’est-à-dire par son absence de raison, c’est-à-dire par le fait qu’elle est le seul maillon de la chaîne des raisons. Le seul ? Non, peut-être pas, en toute rigueur. Mais alors comment ? Eh bien, c’est comme un solo de guitare (si je jouais d’un autre instrument, je prendrais l’exemple de cet autre instrument) : si je le joue seul chez moi, c’est-à-dire sans nulle perspective autre que lui-même, cela n’enlève rien à ces caractéristiques esthétiques, pas plus que cela lui en ajoute, mais cela met en évidence une de ses propriétés : il est parfait tel qu’il est, il n’a rien besoin de rien d’autre que lui-même pour exister dans sa perfection, pour accomplir ce qui est accompli par lui. Voilà, peut-être, le meilleur sens de « perfection » : qui se fait, se faisant, qui s’accomplit, s’accomplissant. Je ne les ai pas comptées, mais je crois que je me suis posé une bonne dizaine de fois la question Mais qu’est-ce que je fais là ? et, très vite, j’ai compris que, chaque fois que je me posais la question, j’étais déjà en train d’écrire. Mais cela, que j’étais déjà en train d’écrire en courant, n’enlève rien à la perfection de la course : que les choses ne soient pas closes sur elles-mêmes, cela ne signifie pas qu’elles ne sont pas parfaites, mais plutôt que rien n’est clos sur soi-même, absolument enfermé en soi, non, tout s’ouvre, tout doit être ouvert, de tous les côtés. On a l’idée de la perfection comme d’une chose définie, définitive, intouchable, mais c’est une mauvaise idée, peut-être la pire des idées. La perfection n’est pas un état, c’est quelque chose qui a lieu, se déroule, prend du temps, occupe de l’espace. On déteste les chefs-d’œuvre parce qu’on a une conception chosiste, objective de l’art, comme si c’était une chose, un objet, on ne voit que le produit fini, à quoi on peut trouver des qualités, des défauts, et puis, s’il y en a plusieurs, on fait des hiérarchies, Moi, je préfère celui-là, Ah non, moi, c’est l’autre, évidemment, à une conception objective de l’art doit logiquement répondre une conception subjective de l’esthétique, mais c’est faux, tout est faux, la finitude n’est pas des choses finies, il faut envisager tout le temps passé, tout l’espace parcouru, toutes les vies, profondes, tristes, ennuyeuses, folles, révoltantes, révoltées, que sais-je ? il y en a tant, il faut dépasser le point de vue du consommateur, sortir de sa perspective, effacer de son visage la morgue philistine du touriste, étendre son point de vue à l’univers, où chaque instant, chaque pas, chaque geste, chaque phrase appartient à l’univers tout entier.