Le jeune homme a garé son vélo en plein milieu de la rue et il a commencé à s’en prendre au vieux dans sa camionnette. Avec son parapluie, il donnait des coups sur le rétroviseur de la camionnette du vieux en répétant sur le même ton agressif et méprisant : C’est quoi ça ? C’est quoi ça ? C’est quoi ça ?, comme une sorte de maître d’école exaspéré, je ne sais combien de fois en tout. Mais il n’attendait pas de réponse à la question, il voulait juste humilier le vieil homme étranger dans sa camionnette. Je dis « vieil homme » parce que c’est le jeune à vélo qui lui a dit en le tutoyant qu’il était vieux, qu’il fallait qu’il arrête de travailler, qu’il aille à l’EHPAD, et je dis « jeune homme » parce qu’il était plus jeune que le vieil homme. Au lieu de se calmer, il a continué à humilier le vieux qui baragouinait maladroitement ses réponses. Et, comme si s’adresser à un monsieur plus âgé que lui, dont on comprenait à la voix (accent, intonation, etc.) que, contrairement au jeune à vélo, il n’était pas d’origine française et était d’une classe sociale inférieure à la sienne, sur ce détestable ton n’était pas suffisant, il lui a dit : Allez, descends, le vieux, descends, signifiant par là qu’il voulait se battre avec lui. Les automobilistes, coincés derrière cette altercation, ont commencé à klaxonner, et le vieil homme dans son véhicule et le jeune sur son vélo sont repartis, mais le jeune n’a pas cessé pour autant, il a continué à invectiver le vieil homme. Arrête-toi et descends, le vieux ! ne cessait-il de répéter. Et moi, je trouvais tout cela extrêmement gênant, je n’étais pas bien réveillé, et j’avais envie qu’il se taise, mais lui ne l’entendait pas de la sorte, non, il se sentait dans son bon droit, il avait trouvé quelqu’un qui était plus faible que lui, socialement, physiquement, et il déversait toute sa haine, toute sa rancœur, sur lui, c’était absurde, d’autant qu’il avait l’air ridicule avec son sac sur le dos et son parapluie à la main juché sur son vélo. Évidemment, il n’avait aucune envie de se battre, il voulait simplement humilier l’autre, le plus faible que lui, et c’était cela, le plus gênant, cette suffisance, cette arrogance, cette bile que les gens vomissent sur l’univers pour se sentir exister. De quoi ai-je besoin, moi, pour me sentir exister ? J’ai continué mon chemin, suis allé faire les achats que j’étais sorti faire, et je n’ai plus pensé à cette scène. L’après-midi, j’ai conduit Daphné à la Schola pour son cours de théâtre puis de danse, et je suis resté dans le jardin à l’attendre. Le soleil était chaud mais, à l’ombre, il faisait doux. Des enfants jouaient à chat dans le jardin, parfois avec les grands-mères, parfois simplement entre eux, les nounous d’origine étrangère attendant, comme moi, que le temps passe. Je me suis assis et j’ai continué ma lecture de Sodome & Gomorrhe, levant de temps à autre les yeux de mon livre pour regarder les enfants qui jouaient, les mamans, les nounous, la vie simple qui s’exprimait là, dans une relative indépendance par rapport au reste du monde, me levant quelquefois pour poursuivre ma lecture tout en faisant quelques pas autour de mon banc dans le jardin. Je n’ai pas de souvenirs de Sodome & Gomorrhe, et peut-être est-ce tout simplement la première fois que je le lis, contrairement à ce que je pensais, même s’il est vrai que la Recherche est immense et que ma précédente lecture complète date de la fin de mes études de philosophie. J’ai noté deux phrases, que j’ai trouvées belles, pour des raisons différentes, et je vais les recopier ici : « De nombreux Cottard, qui ont cru passer leur vie au cœur du faubourg Saint-Germain, ont eu leur imagination peut-être plus enchantée de rêves féodaux que ceux qui avaient effectivement vécu parmi des princes, de même que pour le petit commerçant qui, le dimanche, va parfois visiter des édifices “du vieux temps”, c’est quelquefois dans ceux dont toutes les pierres sont du nôtre, et dont les voûtes ont été, par des élèves de Viollet-le-Duc, peintes en bleu et semées d’étoiles d’or, qu’ils ont le plus la sensation du Moyen Âge. » Ainsi que : « On peut quelquefois retrouver un rêve, mais non abolir le temps. » Des personnages qui traversent la Recherche, les plus beaux ne sont-ils pas ces apparitions fugaces, étranges comme des fantômes ? Comme « la belle jeune fille à la cigarette » qui, à Saint-Pierre-des-Ifs, monte dans le train qui conduit la coterie des Verdurin à la Raspelière et descend trois stations plus loin. C’est son évocation qui inspire à Proust la dernière phrase que je viens de citer. Dans ce passage, il est aussi question du contraste entre ses yeux noirs et sa chair de magnolia, une carnation rose qui tend vers le blanc. Et rose, blanc, noir, font un seul être de fumée, évanescent.