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Alors que je venais de rentrer chez moi après être allé à la librairie acheter un livre que je n’ai pas acheté parce qu’il ne s’y trouvait pas, et que je n’aurais pas acheté, même s’il s’y était trouvé, cela, je le déduis du fait que, ouvrant le tome II d’Ultima Necat, le journal de Philippe Murray, je suis tombé sur une histoire de bite et de con et de jouissance qui m’a franchement rebuté — « qu’est-ce que je peux en avoir à foutre, moi, de la teub à Philippe Murray et de la chatte à sa femme ? » aurait-on pu résumer mon sentiment si c’était en ces termes que j’avais l’habitude de m’exprimer —, comme la fois précédente, d’ailleurs, où, ouvrant son journal dans la même librairie mais pas dans le même rayon, la direction les a restructurés, les rayons, j’avais lu un passage où il était question de grains de sable dans une vulve, décidément, au lieu d’écrire des livres, me suis-je dit ensuite, le mec aurait dû consulter un psy ou se branler plus ou les deux, je ne sais pas, ce n’est pas mon problème, mais pourquoi alors suis-je retourné à la librairie pour acheter ce livre alors que son auteur me dégoûte ? le mystère est demeuré entier, mon iPhone m’a proposé un questionnaire sur ma santé mentale où la firme Apple souhaitait connaître mes réponses à des questions comme, je cite, « Au cours des 2 dernières semaines, selon quelle fréquence avez-vous été gêné(e) par les problèmes suivants ? — Un sentiment de peur comme si quelque chose de terrible risquait de se produire : Jamais / Plusieurs jours / Plus de la moitié du temps / Presque tous les jours — Penser qu’il vaudrait mieux mourir ou envisager de vous faire du mal d’une manière ou d’une autre : Jamais / Plusieurs jours / Plus de la moitié du temps / Presque tous les jours —Avoir du mal à se concentrer, par exemple, pour lire le journal ou regarder la télévision : Jamais / Plusieurs jours / Plus de la moitié du temps / Presque tous les jours », et je me suis demandé qui pouvait bien être assez con ou dépressif ou les deux au point d’avoir du mal à se concentrer pour regarder la télévision, mais il n’y avait pas de case où l’on pouvait poser la question en réponse à la question, pas plus qu’il n’y avait de question qui portait sur le sentiment de dégoût qu’on avait ressenti à la lecture du passage de son journal où Philippe Murray évoque sa bite et la chatte à bobonne, comme si ce pouvait être quelque chose d’intéressant en soi, je veux dire : universellement, ni sur l’étrangeté de ces gens, nombreux, manifestement, qui s’imaginent vraiment que l’évocation de leurs organes sexuels, ainsi que de l’usage qu’ils en font (« C’est drôle, je sens encore l’odeur de la salive de François sur ma bite. »), quelles que soient la forme ou la nature des organes en question, constitue un sujet littéraire ou philosophique ou poétique ou sociologique ou politique digne d’intérêt, non, il n’y avait pas de place pour ce genre de considérations sur l’époque, le monde dans lequel je vis, la vie sociale, comment je me sens par rapport à tout cela, alors que, pourtant, les considérations de ce genre ont un impact sur ma santé mentale, comme dit Apple, enfin, sur ma santé mentale, je ne sais pas, mais sur ce que je pense, oui, assurément, et sur comment je me sens dans ce monde, la place que j’y occupe, ce genre de choses, quoi, et je ne doute pas que, pour certaines personnes, les symptômes au sujet desquels mon iPhone m’interrogeait puissent être réellement handicapants, mais est-ce à un téléphone portable qu’il faut les confier ? je ne le crois pas, non, mais la vie est ainsi faite que ce qui est le plus susceptible de s’inquiéter de votre santé mentale, ce n’est pas votre voisin de palier, pas les parents d’élèves de l’école où va votre enfant, pas vos collègues de travail, et certainement pas vos amis, non, personne, sauf votre téléphone portable, et bientôt, évidemment, on considérera son téléphone portable comme une personne parce que ce sera le seul être avec qui on aura  eu une conversation digne de ce nom au cours des huit derniers mois. Ce que j’aurais voulu répondre à mon téléphone portable, s’il y avait eu une case pour cela, c’est que je préférerais qu’il me laisse en paix, qu’il me laisse seul avec mon esprit, qu’il n’essaie pas d’y pénétrer, c’est trop profond pour lui, mais un tel souhait est en pure perte, c’est comme du vent que l’on essaie d’attraper avec les doigts, c’est impossible. Est-ce que Philippe Murray essayait d’attraper du vent avec les doigts en écrivant son journal comme moi, il me semble que je le fais, parfois ? J’en doute, ils devaient être couverts de cyprine, les doigts de Philippe Murray. Finalement, je me suis demandé si cela n’allait pas finir par me rendre malade de n’aimer personne — c’est un reproche qu’on aurait pu me faire, en effet, et je crois qu’on me l’a déjà fait, comme l’autre folle qui trouvait que je suis snob et ne savait manifestement pas ce que cela voulait dire ou confondait ce mot avec un autre qu’elle ne trouvait pas, ne connaissait pas —, mais ce n’est pas vrai que je n’aime personne. Ce n’est même pas vrai que je n’aime pas trop le monde dans lequel je vis, c’est simplement que, entre Apple et Philippe Murray, je ne me sens pas représenté. Mais par qui pourrais-je bien me sentir représenté ? Eh bien, par personne, personne d’autre que moi. Pour quelle autre raison, sinon, écrirais-je ce journal ?