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À l’exception de Nelly et Daphné, j’entretiens si peu de relations avec mes semblables que je pourrais en faire un tableau exhaustif de mémoire sans la moindre difficulté, — en apportant toutefois cette nuance : cela n’aurait absolument aucun intérêt. Mais cela ne me pose pas de problèmes, non, de ne pas avoir de relations avec mes semblables. Contrairement à ce que je ressens parfois (quand, par exemple, il m’arrive de me plaindre de ne pas avoir d’amis, c’est ce que je veux dire), j’accueille cet état de fait avec la plus grande légèreté, comme si j’étais libéré des autres : ils sont là, oui, ils existent, je ne le nie ni n’en fais un problème philosophique ou moral, tout simplement je ne m’en soucie pas. Sauf le bruit désagréable qu’ils font, comme une mouche un peu trop grosse dont le bourdon n’est interrompu que par ses chocs répétés contre la vitre de la fenêtre désespérément fermée. Je voudrais ouvrir la fenêtre, mais il n’y en a pas. Tant pis. Faisons comme si de rien n’était. Et je crois que c’est ainsi que je me sens en ce moment : bien dans cette distance, cet écart, ce lointain, comme si je vivais sur une île au milieu de la mer où nul bateau n’accoste jamais, je les vois passer au large, mais je me garde bien d’émettre  le moindre signe qui pourrait attirer l’attention sur moi. Et c’est vrai que je me sens étonnamment bien, d’une paix sans pareille, il me semble, j’entends : comme je n’en ai pas connu depuis longtemps, ou jamais, ou alors j’ai oublié. Comme je ne demeure pas chez moi enfermé, il m’arrive tout de même de les croiser, ces semblables et, quand je les croise en effet, il me font l’impression d’être perdus (c’est ce que je me dis : « Les gens sont perdus » et encore que cette phrase, quant à sa formulation, soit pour le moins discutable, je ne regrette pas tout à fait de la formuler ainsi ; c’est bien d’être perdu, à condition toutefois de chercher son chemin). Mais est-ce que cela signifie que moi, je ne le suis pas, perdu, que je me suis trouvé ou que je me possède ? Certes pas, non, mais plutôt que j’ai conscience de l’être, perdu. Perdu pour l’humanité, ai-je envie d’écrire. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Je n’en sais rien. Il arrive que le langage s’échappe comme cela, loin de nous, parce que nous n’en sommes pas les maîtres, il n’est pas une chose, pas un être, nous ne faisons que l’émettre, c’est comme un prolongement lointain de soi, qui porte toujours au-delà de soi, d’où ce sentiment logique parfaitement d’être perdu ; qui parle, qui écrit, qui ressent le plus grand des vertiges et, sinon, n’a rien à dire, devrait se taire, sans phrases comme spirales qui centripètent, spirales qui centrifugent, quand il m’arrive de ne pas avoir envie d’écrire, c’est par lourdeur, excès de figé, surabondance d’être, os pétrifiés, pas le silence, non, qui ne me fait pas taire, jamais, mais libère l’air, le souffle, exhale ses nuages, vapeurs de sens, évaporation de l’essence, qui parle le sait, n’est jamais seul, tu sais.