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Chez Proust, seul l’art est rédempteur : seul l’art abolit les classes sociales. Si l’on perd de vue cette idée-force du roman, les descriptions interminables des salons, des dîners, où la médiocrité le dispute sans cesse à la méchanceté, semblent d’incompréhensibles et redondants sociologismes. Exemple : la dîner à la Raspelière, où tout n’est que mensonge, hypocrisie, dissimulation, cruauté, déguisement, bassesse, vulgarité. Les différents mondes sociaux (les Verdurin et Charlus ne sont en effet pas du même monde) ne se croisent jamais que dans l’incompréhension la plus parfaite et le mépris réciproque le plus total. Ils sont étrangers les uns aux autres, clos sur eux-mêmes, ils ne peuvent communiquer que par destruction de l’un par l’autre (ce que décrit, d’ailleurs, le roman : le triomphe de la bourgeoisie sur l’aristocratie), et l’idée que l’on puisse sortir de son monde pour passer dans un autre est un non-sens absolu. D’où l’importance de ne pas révéler les origines de Morel (fils du valet de l’oncle de Marcel) parce que, dans le système des mondes, le passage d’un monde à un autre est tout simplement impossible. Cette loi cosmique parcourt d’ailleurs l’ensemble du roman, tous les personnages l’acceptant tacitement ou explicitement (la famille de Marcel aussi bien que les Verdurin et les Guermantes), et les personnages qui transgressent cette règle ont toujours quelque chose de louche (Odette, notamment). D’où encore, la réponse cinglante que Charlus fait à M. Verdurin au sujet du non respect de l’étiquette : « Mais voyons ! Cela n’a aucune importance, ici ! » Et plus loin, quand Verdurin, en bourgeois blessé, affirme qu’il avait agi volontairement, n’accordant aucune importance aux titres de noblesse, et fait étalage de toute son ignorance (« Mais enfin puisqu’il y avait justement M. de Cambremer et qu’il est marquis, comme vous n’êtes que baron… »), impitoyable, se délectant d’agonir son interlocuteur (il ne cessera plus de faire valoir l’ancienneté et l’importance de sa famille par la suite), Charlus expose le fondement des règles de son monde : « Permettez, répondit M. de Charlus avec un air de hauteur, à M. Verdurin étonné, je suis aussi duc de Brabant, damoiseau de Montargis, prince d’Oléron, de Carency, de Viareggio et des Dunes. D’ailleurs, cela ne fait absolument rien. Ne vous tourmentez pas », ajouta-t-il en reprenant son fin sourire, qui s’épanouit sur ces derniers mots : « J’ai tout de suite vu que vous n’aviez pas l’habitude. » (S&G, II, II, p. 332 et 333) Il n’y a que la musique qui puisse sauver les êtres de leur milieu, et encore pas tous. Pas Mme Verdurin, qui ne comprend absolument rien à rien (pas plus à l’étiquette qu’à l’art d’Elstir qu’à la particule ou à son absence). Quand elle parle de Charlus à Morel comme de « l’ami de vos parents », il n’y a que la musique qui rachète sa bêtise, en l’éclipsant, et en installant un échange entre les êtres au-delà des frontières cosmiques de leurs appartenances, de leurs identités sociales : « On voit bien que c’est un homme instruit (poursuit Mme Verdurin), bien élevé. Il fera bien dans notre petit noyau. Où demeure-t-il donc à Paris ? » Morel garda un silence hautain et demanda seulement à faire une partie de cartes. Mme Verdurin exigea d’abord un peu de violon. À l’étonnement général, M. de Charlus, qui ne parlait jamais des grands dons qu’il avait, accompagna, avec le style le plus pur, le dernier morceau (inquiet, tourmenté, schumannesque, mais enfin antérieur à la sonate de Franck) de la sonate pour piano et violon de Fauré. Je sentis qu’il donnerait à Morel, merveilleusement doué pour le son et la virtuosité, précisément ce qui lui manquait, la culture et le style. » (ibid., 343) Ce n’est que, dans l’art, à supposer toutefois qu’on y soit bien disposé, que les frontières entre les mondes tombent et qu’une communication entre les êtres qui les peuplent devient possible. Sans art, les individus sont intégralement réduits à leur classe sociale, leurs singularités n’étant guère que des défauts de fabrication. Ce que souligne d’ailleurs la suite du passage : « Mais je songeai avec curiosité, commente Proust, à ce qui unit chez un même homme une tare physique et un don spirituel. », comme si l’exception à la règle sociale ne pouvait être qu’une difformité, non une bizarrerie, mais une monstruosité. Tout ce long passage ne commence-t-il pas par Charlus (« pour qui dîner chez les Verdurin n’était nullement aller dans le monde, mais dans un mauvais lieu ») pénétrant dans un monde qui n’est pas le sien, par sa métamorphose en femme ? « Quant à M. de Charlus à qui la société où il avait vécu fournissait, à cette minute critique, des exemples différents, d’autres arabesques d’amabilité, et enfin la maxime qu’on doit savoir dans certains cas, pour de simples petits bourgeois, mettre au jour et faire servir ses grâces les plus rares et habituellement gardées en réserve, c’est en se trémoussant, avec mièvrerie et la même ampleur dont un enjuponnement eût élargi et gêné ses dandinements, qu’il se dirigea vers Mme Verdurin avec un air si flatté et si honoré qu’on eût dit qu’être présenté chez elle était pour lui une suprême faveur. Son visage à demi incliné, où la satisfaction le disputait au comme il faut, se plissait de petites rides d’affabilité. On aurait cru voir s’avancer Mme de Marsantes, tant ressortait à ce moment la femme qu’une erreur de la nature avait mise dans le corps de M. de Charlus. Certes cette erreur, le baron avait durement peiné pour la dissimuler et prendre une apparence masculine. Mais à peine y était-il parvenu que, ayant pendant le même temps gardé les mêmes goûts, cette habitude de sentir en femme lui donnait une nouvelle apparence féminine, née celle-là non de l’hérédité mais de la vie individuelle. Et comme il arrivait peu à peu à penser, même les choses sociales, au féminin, et cela sans s’en apercevoir, car ce n’est pas qu’à force de mentir aux autres, mais aussi de se mentir à soi-même, qu’on cesse de s’apercevoir qu’on ment, bien qu’il eût demandé à son corps de rendre manifeste (au moment où il entrait chez les Verdurin) toute la courtoisie d’un grand seigneur, ce corps qui avait bien compris ce que M. de Charlus avait cessé d’entendre, déploya, au point que le baron eût mérité l’épithète de lady-like, toutes les séductions d’une grande dame. » (ibid., pp. 299-300) La distinction de Charlus est toute de dissimulation car, sous des dehors de grand seigneur, se cache une femme. Ce n’est qu’au piano que ces multiples hiatus — entre sa nature et son apparence, entre les autres et lui-même, son monde et celui de la bourgeoisie, son désir et l’objet de son désir —, cessent d’opérer : la musique l’emportant sur les différences que le système des mondes impose à ceux qui les habitent, Charlus peut alors faire don à Morel de ce qui lui manque et établir ainsi non pas seulement une communication entre les mondes autrement hermétiques, mais une circulation réelle, — un échange.