Fuyant le gaz qui fuyait dans l’immeuble, je suis allé écrire au cimetière. Je me suis assis sur le banc à côté de la tombe de Jacques Demy et Agnès Varda, et là, j’ai écrit trois pages dans mon cahier au bison rouge. Sauf ce touriste qui est venu faire des photographies de la tombe avec son énorme appareil, je n’ai été dérangé par personne. Quand il a fini de prendre ses photographies, au lieu de partir, comme je m’attendais à ce qu’il le fasse, il a sorti un carnet de son sac et il a écrit quelque chose dedans. Quand il a fini d’écrire quelque chose dedans, au lieu de partir, comme je m’attendais à ce qu’il le fasse, il a arraché la feuille de son carnet et il a cherché quelque chose sous quoi la coincer sur la tombe, et l’a coincée sur la tombe. Quand il a fini de coincer la feuille sous quelque chose sur la tombe, au lieu de partir, comme je m’attendais à ce qu’il le fasse, il a ressorti son appareil photographique de son sac et il a pris ce qu’il venait de faire en photographie (peut-être même l’a-t-il filmé, parce que c’était quand même très long pour une simple photographie). Et enfin, il est parti. Pendant tout ce temps, sans que je sache très bien comment, je suis resté suffisamment concentré sur ce que j’étais en train d’écrire pour continuer de l’écrire tout en ayant parfaitement conscience de ce qu’il était en train de faire. J’ai bien soufflé un peu (c’était à peine audible pour moi, alors pour lui, je pense qu’il ne m’a pas entendu), dans l’espoir de le faire déguerpir plus vite, mais non, il s’attardait, s’attardait. Peut-être qu’il s’attendait à ce que je parte pour prendre ma place, mais non, je m’attardais, m’attardais. Quand j’ai finalement décidé de me lever, parce que j’avais le sentiment d’avoir fini d’écrire ce que j’étais en train d’écrire, je me suis arrêté pour lire le petit mot qu’il avait écrit et coincé sous quelque chose sur la tombe. Il disait : « Thank you for both your films and the compassion you showed through them », ou quelque chose comme ça, et c’était tellement inepte que je n’ai pas continué ma lecture. Plus tard, une fois revenu à l’appartement, dans l’immeuble duquel le gaz, manifestement, ne fuyait plus, ou alors est-ce simplement que quelqu’un avait ouvert la fenêtre pour dissiper l’odeur ? nous le saurons au prochain épisode intitulé, L’explosion, je me suis dit que c’était bien la pire des façons de rendre hommage aux défunts que nous admirons, cette habitude que les touristes ont prise de laisser des choses sur les tombes, des mots, des tickets de métro, des mégots de cigarettes, des traces de baiser au rouge à lèvres, des roses, et que sais-je encore ? une bien meilleure façon de rendre hommage aux défunts que nous admirons, ce serait — à supposer, bien sûr qu’il y ait quelque chose à en faire — de faire quelque chose de ce qu’ils ont laissé de leur vivant, mais je crois que tout le monde est tellement obsédé par soi-même, tellement centré sur soi-même, que l’idée de faire quelque chose, quelque chose d’autre que ces petits gestes déplorables que tout le monde fait, est inconcevable : ces hommages ne sont que des façons de se mettre en scène soi-même, de mettre en scène son chagrin, son admiration, que sais-je encore ? c’est la ritualité à l’ère de TikTok, c’est bourré de tics et c’est du toc. Quand j’ai traversé le cimetière pour rentrer chez moi, il y avait un enterrement — parfois, avec tous ces touristes, on finirait presque par oublier que, dans les cimetières, on enterre les gens qui sont morts — qui se faisait au son du Lac des cygnes joué par un violon seul. J’ai regardé quelques instants cette scène tout en continuant mon chemin, et je me suis demandé si c’était un film que l’on était en train de tourner. Et puis, ne voyant pas de caméra, je me suis dit que ce serait une belle scène dans un film. Mais quel film ? Je ne sais pas. Je n’ai pas d’imagination cinématographique. L’autre jour, quand j’ai lu un article dans le journal parlant des personnes aphantastiques — c’est-à-dire : qui n’ont pas d’images mentales —, je me suis fait remarquer que j’en avais très peu, et qu’elles étaient d’une intensité très faible (si on me demande de me représenter un citron, ne va pas me venir à l’esprit une image de citron comme s’il était là devant moi, je vais voir une sorte d’écran sombre, quasi noir intégral, derrière lequel je sais qu’il y a un citron, et je sais à quoi ressemble un citron parce que j’en ai déjà vu « en vrai », mais je ne vais pas voir le citron comme s’il était là devant moi), que mon imagination est linguistique, je peux faire des phrases et des phrases et des phrases, mais avoir des images, presque pas, ou en tout cas, ce n’est pas ainsi que je pense, par images. Peut-être est-ce pour cette raison que j’aime tant regarder les choses, et que je suis un peu voyeur aussi, parce que, dans ma tête, je ne vois rien, ou presque rien. Aussi, avant de sortir du cimetière, me suis-je assis sur un banc et ai-je écrit dans mon cahier au bison rouge : « Dans le cimetière, un enterrement au son du Lac des cygnes joué par un violon seul. »