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Si, dans une version mise au goût du jour de la Recherche, M. de Charlus apparaîtrait métamorphosé en drag queen, si le narrateur et Albertine vivraient en polyamour et si, au lieu de passer en revue ses fantômes le long de la ligne de Tramway du Sud de la Normandie, le narrateur s’épancherait en d’interminables séances auprès d’un psy pourvu d’un charisme digne du personnage principal d’En thérapie, cela en dit peut-être moins long sur le roman en question que sur notre époque, ou plutôt sur la relation qu’un roman entretient avec son époque, et l’impossibilité des transpositions dont on vient de dresser la liste un peu légèrement montre bien dans quelle position le roman se tient aujourd’hui face à son époque : ou bien il renforce cette dernière, en traitant comme le font l’immense majorité des romans de sujets qui sont déjà dans l’air du temps, mais alors il est inoffensif, inexistant, il parle à tout le monde mais il ne dit rien ou bien il se tient à distance d’elle et alors, cette distance étant incompréhensible pour notre époque qui déteste les transpositions, les métamorphoses, dans la mesure où elles lui sont inintelligibles parce qu’elles demandent un effort pour sortir de soi, de son propre point de vue, il dit quelque chose mais ne parle à personne. Quand Gide reproche à Proust d’avoir fait reculer la question homosexuelle de cinquante ans (je ne retrouve plus dans la Pléiade la note où je l’ai lu), il ne comprend pas que ce n’est tout simplement pas le sujet : l’ouvrage ne traite pas une question, il ne défend pas une cause, il est infiniment plus vaste que cela, et la réponse de Proust (d’après Gaston Gallimard qui rapporte la scène) : « Pour moi, il n’y a pas de question, il n’y a que des personnages » me semble signifier ceci que, tandis que Gide semble préoccuper par sa volonté de faire avancer une question, Proust entend faire un roman. En ce sens, Proust se tient à distance de l’époque, non qu’il y soit indifférent ou la méprise — ce qui est impossible, tout le monde est le produit de son époque —, mais qu’il s’en libère. Aussi, la phrase du début de Sodome et Gomorrhe : « De plus je comprenais maintenant pourquoi tout à l’heure, quand je l’avais vu sortir de chez Mme de Villeparisis, j’avais pu trouver que M. de Charlus avait l’air d’une femme : c’en était une ! », dont on aurait tort de faire une lecture contemporaine au prisme de la question du genre (laquelle semble avoir supplanté, pour nous, la question homosexuelle de Gide, mais n’en est que la mise au goût du jour, c’est toujours le même sujet dont j’essaie de parler ici), ce qui l’intéresse, c’est ce qui traverse tout le roman, et que l’on retrouve dans l’hiatus entre le nom et l’être que ce nom est sensé désigner, l’inadéquation entre notre être social et notre être intime, la succession des êtres sous une seule et même apparence, l’inadaptation d’une ontologie substantialiste à la réalité des êtres, qui sont changeants, mouvants, fuyants, insaisissables, qui se métamorphosent sans cesse. La dualité de Charlus traverse tout Sodome et Gomorrhe. Lors de l’entrée de celui-ci chez les Verdurin à la Raspelière, Proust aurait pu faire la même remarque à son sujet : Charlus eût mérité l’épithète lady-like parce qu’il est une femme. Et ainsi, c’est seulement en étant comme il n’est pas (une femme lady-like) qu’il est comme il est (un homme lady-like). Il n’est sans doute pas étonnant qu’à ce moment-là du roman, l’écriture devienne bilingue : comme le personnage, qui est une femme et un homme, elle se dédouble. La distinction pour Charlus qui cherche à être distingué (lady-like) est l’être sous sa forme la plus accomplie : telle une femme (lady-like). Pour qui veut faire avancer une question, défendre une cause, toutes ces circonlocutions semblent fastidieuses, voire dangereuses, et pourtant, ce n’est que par elles qu’on parvient à toucher aux êtres dans ce qu’ils ont de plus profond : la multiplicité. Le roman comme support de communication pour aborder un thème, traiter un sujet, défendre une cause, être en prise avec temps, en phase avec son époque, est nul : par lui, rien n’advient. Il emploie beaucoup de mots mais, sur le plus important, garde un silence de mort.