26524

Je ne sais pas quoi dire. Et je n’écris pas que je ne sais pas quoi dire parce que, disons, aujourd’hui, je ne saurais pas quoi dire, en particulier. Ce n’est pas que je manque d’idées ou de ressources pour dire quelque chose. De plus en plus, au contraire, il me semble que, tandis que, avant, je n’écrivais pas assez, j’écris peut-être un peu trop. Toutes ces phrases que j’écris chaque jour, en effet, est-ce que ce n’est pas trop ? Ce qui me console, c’est que, relativement au nombre de phrases que j’écris chaque jour, presque personne ne lit ce que j’écris, j’entends : le ratio nombre de phrases / nombre de personnes qui lisent ces phrases tend vers zéro. Aussi, si je dis que je ne sais pas quoi dire, ce n’est pas littéralement que je ne sais pas quoi dire, c’est que, si l’on me demandait, comme on demande aux gens connus, Alors, vous avez quelque chose à dire, Monsieur Orsini, je répondrais, Euh, en fait, non, enfin, je ne crois pas, Mais à quel sujet ? Euh, je ne sais pas, en général, quoi, en général, je n’ai rien de particulier à dire, quoi. Littéralement, ce n’est pas vrai : ou bien je ne parle pas du tout (ou presque pas, soyons honnêtes) ou bien je parle trop, et tant que, parfois, quand nous avons des gens à déjeuner ou à dîner, ce qui, heureusement, n’arrive pas souvent, Nelly me dit : Mais, laisse-le ou laisse-la parler, enfin, et la plupart du temps, même pas à contrecœur, je m’exécute, ce qui est en parfaite contradiction avec le fait que je n’aie rien à dire et le fait que je parle trop, puisque je dis des choses et que, quand Nelly me dit que je parle trop, je parle moins. C’est vrai que personne ne me demande : Alors, Monsieur Orsini, qu’est-ce que vous avez à dire ? Et, à vrai dire, je ne sais pas si c’est dommage ou si c’est une chance, pour moi, pour les autres, non, je ne sais pas, que personne ne me pose la question, je ne sais pas. Hier, j’ai regardé les deux premiers épisodes de Feud: Capote vs. The Swans, la série qui raconte l’histoire de Truman Capote en train de trahir ses richissimes amies pour palier le fait qu’il boit tellement qu’il n’a plus la moindre idée pour écrire un livre alors qu’il doit 400000 dollars en dollars des années 1970 à son éditeur, qui les lui réclame, d’ailleurs, pas fou, l’éditeur, et, en dépit du fait que l’acteur jouant Truman Capote avait l’air de parodier Philip Seymour Hoffman dans le rôle de Truman Capote dans Capote, le film qui raconte l’histoire de Truman Capote en train d’écrire In Cold Blood, j’ai eu envie d’être Truman Capote. Envie d’être Truman Capote, c’est-à-dire : pas d’être gros et chauve et alcoolique, non, mais volubile comme lui, et dire des horreurs en faisant rire de riches convives au cours de fastueux dîners. En regardant cette série raconter l’espèce de grandeur et de décadence de Truman Capote, je n’ai pu m’empêcher de penser à Marcel Proust, m’empêcher de voir Marcel Proust à travers Truman Capote, et de noter que, lors des mondanités racontées dans la Recherche, Proust s’efface au profit du narrateur, et semble tout à fait absent des mondanités que la Recherche raconte, à tel point qu’on se demande s’il est vraiment là et qu’on se demande, s’il était à ce point absent, ce que pouvaient lui trouver tous ces gens du monde qui l’invitaient à leurs mondanités. Peut-être que la vie, ce serait assez proustien, après tout, de le dire ainsi, assez, voire un peu trop, peut-être que la vie doit s’effacer au profit de la littérature, et peut-être que la personne doit s’effacer au profit du personnage, l’écrivain au profit du narrateur, peut-être pas, peut-être que Proust nous ment, non qu’il invente tout cela, mais qu’il se pose en œil extérieur au monde, ce qu’il n’était pas, mais c’est aussi cela, l’invention littéraire, écrire des choses qui ne sont pas, n’ont jamais été, ne seront jamais. Dans l’édition de la Pléiade, ainsi, nombre de notes sont particulièrement décevantes parce qu’elles nous tirent du roman pour nous reconduire à la réalité, laquelle est sans commune mesure avec le roman, comme in fine Montesquiou est sans commune mesure avec Charlus. Regardant cette série racontant la grandeur et la décadence de Truman Capote, j’avais envie d’être lui, mais je ne pouvais m’empêcher que ce devait triste de n’être pas un moraliste, d’être dans un monde pour n’y rien changer, pour simplement en faire partie, et d’ailleurs, quand il écrit, Capote n’est pas capable d’inventer un monde avec le monde dans lequel il vit, il ne peut que le réciter. Une des lectures qui m’a le plus marqué de la Recherche est celle qu’en fait Richard Rorty, dans Contingency, Irony, and Solidarity, où il affirme que le succès de l’œuvre de Proust est dû au fait qu’il avait « no reason to believe that the sound of the name “Guermantes” would mean anything to anybody but his narrator. If that same name does in fact have resonance for lots of people nowadays, that is just because reading Proust’s novel happens to have become, for those people, the same sort of thing which the walk à côté de Guermantes [sic] happened to become for Marcel — an experience which they need to redescribe, and thus to mesh with other experiences, if they are to succeed in their projects of self-creation. » (CIS, 118) Nous passons notre vie à décrire les autres et nous décrire nous-mêmes, conscients que nous ne parviendrons jamais à une version définitive de nous-mêmes ni des autres parce qu’il n’y a pas de vocabulaire final, pas de moi essentiel, pas de description ultime de la réalité, nous cherchons des façons de rendre compte du monde dans lequel nous vivons et de la place que nous pouvons bien y occuper, toutes choses qui ne cessent de varier, de changer. Tout est contingent. Mais que tout soit contingent, cela ne signifie pas que rien n’a d’importance, cela signifie qu’il n’y a pas de manière de dire une bonne fois pour toutes ce qui a de l’importance ou ce qui n’en a pas, pas de test ultime pour savoir ce qui, en définitive, a de l’importance et ce qui n’en a pas. Quand Borges, ainsi, dans sa préface à l’Invention de Morel de Bioy Casares, écrit : « Il y a des pages, il y a des chapitres de Marcel Proust qui sont inacceptables en tant qu’inventions, et auxquels, sans le savoir, nous nous résignons comme au quotidien insipide et oiseux. », il avoue à mon sens être réfractaire à la contingence, et s’accroche à une fin dont l’absence le rend nostalgique. Proust écrit depuis la mort, depuis une maison hantée où, comme le dit Morton Feldman, il n’y a pas de fantômes. Les fantômes sont ailleurs, dans une langue toute neuve, que chacun doit s’inventer pour vivre sa vie.