Fatigué aujourd’hui. Mais ce matin, je vais quand même courir : dix kilomètres et demi. Le « et demi », malgré ses apparences dérisoires, et pas seulement ses apparences, est important parce qu’il dépasse les dix kilomètres par course auxquels je me limite (ou m’astreins) en temps normal. Ainsi, malgré la fatigue, je parviens à une certaine forme de dépassement, lequel n’est pas une fin en soi, n’est même pas réellement une fin du tout, mais plutôt un indice à propos de qui je suis en ce moment, qui le « moi » que je suis en ce moment voudrait être, et parvient à le faire advenir, malgré tout, malgré toutes les raisons objectives de ne pas le devenir. Et par « objectives », j’entends aussi bien « extérieures » à moi, que : « par paresse », « fatigue », « inconséquence », « médiocrité ». Si courir n’efface pas la fatigue, courir lui donne toutefois une forme différente, plus vivante. C’est étonnant à dire, et peut-être pas très intéressant, mais c’est vrai. Pourquoi dis-je « pas intéressant » ? À qui suis-je en train de parler sinon à moi-même ? Eh bien, toujours à quelqu’un d’autre, le journal n’est jamais un monologue, même s’il est « intime », même s’il est secret, il présuppose toujours un autre à qui il s’adresse, cet autre fût-il fictif ou d’une nature ontologiquement ambiguë (« Cher journal, »). Dans l’après-midi, après avoir longtemps cherché, j’ai écrit le commencement d’un texte. Il n’a pas de titre, ce sont simplement des phrases comme ça, les unes à la suite des autres, qui racontent ce que je vois, ce qu’il y a autour de moi. Quelle différence avec mon journal ? Eh bien, mais cela n’a rien à voir. Je voudrais que ce texte se déplace avec moi (dans une première version de cette phrase, j’avais employé le verbe « trimballer », mais le familier de ce vocabulaire me déplaît, qui donne l’impression d’un poids que je traînerais, d’une contrainte, de quelque chose de pénible, alors que ce serait tout le contraire : une joie), que nous voyagions ensemble. J’imagine que des éléments extérieurs pourraient entrer dans ce texte, et par « extérieurs », j’entends : autre chose que des phrases, — des images, des dessins, des documents, ce qui appellerait une mise en page différente de celle quasi monolithique de ce journal par exemple (qui ne connaît plus de retour à la ligne depuis des années, si ce n’est entre les dates), dès la composition du texte (plus de marges, plus d’espace, pour accueillir autre chose, donc, que des phrases). J’ai eu plusieurs idées de titres, mais aucune ne me satisfait. Alors, pour l’instant, le fichier porte le nom de la première phrase. Pour répondre à M., je cherche le passage où Robert Kahn dans son éditions de ses écrits sur Proust note que Benjamin prenait Monsieur Albert (le tenancier du bordel à qui Proust avait prêté de l’argent pour qu’il monte son affaire) pour le modèle de l’Albertine de la Recherche. C’est une erreur de chercher « dans la vraie vie », les modèles des personnages de Proust, la Recherche, ce n’est pas le bottin : la littérature est une puissance de transmutation. Mais je comprends cette obsession, malgré les erreurs qu’elle pousse à commettre, et je la trouve belle : quand elle n’est pas vulgairement voyeuriste, elle témoigne de l’importance que l’explorateur accorde à la littérature. Pour cet explorateur, d’un certain point de vue — ce point de vue qui pousse l’intérêt de la vie et de la littérature à son maximum —, il n’y a pas de réelle différence entre la vie et la littérature, ou plutôt : l’idée que la vie et la littérature ne sont pas si différentes qu’on peut être amené à le croire spontanément est ce qui rend la vie et la littérature (encore plus) passionnantes.