Hélicoptères dans le ciel de Paris et moi qui, la tête en l’air, cartographie ma vie. Dans « Pour l’image de Proust », Walter Benjamin écrit : « L’analyse proustienne du snobisme, qui est bien plus importante que son apothéose de l’art, représente le sommet de sa critique sociale » (Sur Proust, p. 36). Ce n’est certainement pas l’ignorance, ni encore moins le manque de finesse, qui pousse Benjamin à faire cette remarque, mais son messianisme marxiste. Plus loin, en effet, il ajoute : « Mais bien des aspects de la grandeur de cette œuvre resteront non élucidés ou inexplorés tant que cette classe n’aura pas livré ses traits les plus acérés dans le combat final. » (37) Écrites en 1929, ces lignes me paraissent d’une tristesse infinie. J’ai dit que, selon moi, chez Proust, seul l’art était rédempteur (20524). Il faut comprendre de quel point de vue Proust fait ce que Benjamin appelle « sa critique sociale » : non pas dans la perspective d’une lutte des classes au terme de laquelle, dans le combat final, une classe doit l’emporter sur l’autre, mais du point de vue du dépassement, de l’abolition des classes en tant que telles, en tant que distinctions héritées, au double sens du terme : distinctions que les enfants héritent des parents en tant que positions sociales et catégories mentales. Il y a un long passage dans Sodome & Gomorrhe où Proust, suite à un quiproquo avec le lift du Grand Hôtel de Balbec, s’interroge sur l’usage du mot « monsieur ». Le lift dit à Proust : « le monsieur avec qui vous êtes sorti » et, entendant le mot de « monsieur », Proust pense que le lift parle de Saint-Loup alors qu’il lui parle du chauffeur. Cette différence d’usage du vocabulaire apprend à Proust qu’un chauffeur est tout autant un monsieur qu’un marquis. « Leçons de mots seulement, commente Proust. Car pour la chose, je n’avais jamais fait de distinction entre les classes. Et si j’avais, à entendre appeler un chauffeur un monsieur, le même étonnement que le comte X… qui ne l’était que depuis huit jours et à qui, ayant dit : “la Comtesse a l’air fatiguée”, je fis tourner la tête derrière lui pour voir de qui je voulais parler, c’était simplement par manque d’habitude du vocabulaire ; je n’avais jamais fait de différence entre les ouvriers, les bourgeois et les grands seigneurs, et j’aurais pris indifféremment les uns et les autres pour amis, avec une certaine préférence pour les ouvriers, et après cela pour les grands seigneurs, non par goût, mais sachant qu’on peut exiger d’eux plus de politesse envers les ouvriers qu’on ne l’obtient de la part des bourgeois, soit que les grands seigneurs ne dédaignent pas les ouvriers comme font les bourgeois, ou bien parce qu’ils sont volontiers polis envers n’importe qui, comme les jolies femmes heureuses de donner un sourire qu’elles savent accueilli avec tant de joie. Je ne peux du reste pas dire que cette façon que j’avais de mettre les gens du peuple sur le pied d’égalité avec les gens du monde, si elle fut très bien admise de ceux-ci, satisfît en revanche toujours pleinement ma mère. Non qu’humainement elle fît une différence quelconque entre les êtres, et si jamais Françoise avait du chagrin ou était souffrante, elle était toujours consolée et soignée par maman avec la même amitié, avec le même dévouement que sa meilleure amie. Mais ma mère était trop la fille de mon grand-père pour ne pas faire socialement acception des castes. Les gens de Combray avaient beau avoir du coeur, de la sensibilité, acquérir les plus belles théories sur l’égalité humaine, ma mère, quand un valet de chambre s’émancipait, disait une fois “vous” et glissait insensiblement à ne plus me parler à la troisième personne, avait de ces usurpations le même mécontentement qui éclate dans les Mémoires de Saint-Simon chaque fois qu’un seigneur qui n’y a pas droit saisit un prétexte de prendre la qualité d’“Altesse” dans un acte authentique, ou de ne pas rendre aux ducs ce qu’il leur devait et ce dont peu à peu il se dispense. Il y avait un “esprit de Combray” si réfractaire qu’il faudra des siècles de bonté (celle de ma mère était infinie), de théories égalitaires, pour arriver à le dissoudre. Je ne peux pas dire que chez ma mère certaines parcelles de cet esprit ne fussent pas restées insolubles. Elle eût donné aussi difficilement la main à un valet de chambre qu’elle lui donnait aisément dix francs (lesquels lui faisaient du reste beaucoup plus de plaisir). Pour elle, qu’elle l’avouât ou non, les maîtres étaient les maîtres et les domestiques étaient les gens qui mangeaient à la cuisine. Quand elle voyait un chauffeur d’automobile dîner avec moi dans la salle à manger, elle n’était pas absolument contente et me disait : “Il me semble que tu pourrais avoir mieux comme ami qu’un mécanicien”, comme elle aurait dit, s’il se fût agi de mariage : “Tu pourrais trouver mieux comme parti.” » (S&G, II, III, pp. 414-415) À qui voudrait faire de Proust un sociologue, celui-ci répond : « Je n’avais jamais fait de différence entre les classes ». Et ne se contente pas de nier la réalité du fait social, il le réduit à une question de mots, de vocabulaire, d’usage. S’il n’emploie pas le terme « Monsieur » pour un chauffeur, ce n’est pas qu’il croie qu’un chauffeur ne pas peut être un monsieur, n’a pas droit à ce titre qui revient au marquis, mais parce qu’il n’a pas l’habitude d’employer les mots en ce sens. Et l’usage s’oppose à l’us, mieux : en fait voir la vacuité, réduit les distinctions à rien, c’est-à-dire à des habitudes héritées parmi d’autres. Ainsi, les catégories sociales à l’aide desquelles la mère du narrateur organise le monde autour d’elle ne sont pas ses catégories à elles, ce sont les catégories de son père, des catégories héritées qu’elle n’interroge pas, ne discute pas, se contente de reproduire. À rebours de cette habitude à la reproduction, le narrateur, qui passe son temps à interroger le langage aussi bien qu’à observer les rites sociaux, voit les relations que les mots et les choses entretiennent, et comment les mots, quand on en fait un mauvais usage, obstrue l’accès que nous avons aux choses. De même que les noms propres nous cachent quelque chose, le langage se durcit, s’ossifie, se sclérose quand on perd de vue qu’il est tout entier dans les usages qu’on fait du vocabulaire. Le narrateur n’a aucun mal à accepter le nouvel usage du « Monsieur » parce que, pour lui, il n’y a pas de vocabulaire définitif, ultime, dans lequel nous parlons de la réalité : c’est la contingence qui est la règle, contingence des usages, des descriptions de soi, des autres, et donc des classes. C’est tout le contraire de Morel, qui accepte les conceptions fausses de Charlus (ibid., p. 475). Proust, contrairement à ce qu’on peut lui faire dire un peu maladroitement, n’est pas le critique d’une classe sociale (au choix, l’aristocratie ou la bourgeoisie, tout dépend de ce qui arrange la lectrice), c’est un satiriste universel. Ainsi, Morel, qui boit les paroles de Charlus est tout aussi ridicule que ce dernier. « “Quant à tous les petits messieurs qui s’appellent marquis de Cambremerde ou de Vatefairefiche, il n’y a aucune différence entre eux et le dernier pioupiou de votre régiment. Que vous alliez faire pipi chez la comtesse Caca, ou caca chez la comtesse Pipi, c’est la même chose, vous aurez compromis votre réputation et pris un torchon breneux comme papier hygiénique. Ce qui est malpropre.” Morel avait recueilli pieusement cette leçon d’histoire, peut-être un peu sommaire ; il jugeait les choses comme s’il était lui-même un Guermantes et souhaitait une occasion de se trouver avec les faux La Tour d’Auvergne pour leur faire sentir par une poignée de main dédaigneuse, qu’il ne les prenait guère au sérieux. » Lui, fils de valet, en adoptant la hiérarchie d’une famille à laquelle il est en tout étranger, demeure prisonnier du monde social, et se fait l’esclave de son maître. Pour Proust, il n’y a pas de fait social. Et c’est en cela que la Recherche est immense : il se moque des Verdurin tout en racontant l’ascension qui les place au sommet de la hiérarchie sociale, il est fasciné par la beauté de Mme de Guermantes, par ses toilettes, la façon dont son langage la rattache à l’histoire et la terre de France, mais ne manque jamais le moindre de ses travers, de ses mesquineries, de ses médiocrités (cf. la maladie de Swann). La raison pour laquelle, dans ses descriptions de la vie mondaine, même quand il est présent, le narrateur semble absent, est qu’un écrivain, même quand il est dans le monde, doit toujours y demeurer étranger. L’écrivain est toujours dedans-dehors. Parce que, dans le moment même qu’il vit, il écrit, il se prépare à l’écriture, et ne se contente ainsi jamais de vivre, mais toujours aussi d’enregistrer pour écrire, décrire et redécrire, sans la moindre pitié, sans la moindre complaisance, ni pour lui-même ni pour les autres, parce que toute pitié, toute complaisance, est un mensonge et que, qui veut dépasser l’erreur, sortir enfin de l’erreur, c’est toute la vérité qu’il lui faut dire. (voir la lettre à Jacques Rivière du 7 février 1914 : « Je suis donc forcé de peindre les erreurs, sans croire devoir dire que je les tiens pour des erreurs ; tant pis pour moi si le lecteur croit que je les tiens pour la vérité. ») Proust embrasse le monde dans toute son ampleur, il n’en est pas le juge : sa satire, drôle, dévastatrice, n’est pas son dernier mot, c’est un étage de sa construction.