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Serein comme la pluie : je la regarde tomber et puis cesser de et puis de nouveau, mais pas les feuilles d’un vert profond, plus clair par endroits, marron quand elles sont mortes, qui bougent sans halte au gré du vent. Est-ce l’à-plat gris monochrome du ciel qui me met dans cet état ? Dans le jardin, tout m’avait semblé si calme, déjà, ce matin. Dans l’espace que je traversais, j’avais la sensation que rien ne me retenait, que rien ne m’entravait, que nulle résistance ne m’était opposée, autre que celle de mon corps, mais peut-être n’était-ce pas une sensation, peut-être n’était-ce qu’un sentiment, et cela ne veut pas dire illusion, erreur, non, mais. Mais quoi ? Je cherche un mot qui ne soit pas fortement connoté, et ce mot, je ne le trouve pas. Existe-t-il seulement ? Je ne le sais pas. À l’exception du 26524, depuis le 11524, je n’ai pas bu d’alcool. Je cours au moins 40 kilomètres par semaine (environ 10 kilomètres par jour, 4 jours par semaine). Pourtant, je sens que quelque chose me perturbe encore. Et cette perturbation, ce n’est pas seulement le “monde extérieur” qui la cause (la violence, la haine, la bêtise, le bruit, le faux, tout cela et le reste que j’omets ici aussi). Même si je ne crois pas en cette distinction, pour en parler, me vient toutefois l’expression que c’est en moi que cette perturbation a lieu, qu’elle vient de moi. Et ce n’est peut-être pas tout à fait inexact, non, à condition de ne pas prendre cette topologie (“monde extérieur” / “moi intérieur”) dans son acception littérale. Mais alors comment ? Eh bien, quelquefois, face au “monde extérieur” (les guillemets expriment mes doutes quant à cette notion), l’idée me vient d’ajouter une couche, pour dominer l’agression dont je me sens l’objet, et être ainsi plus fort que le “monde extérieur”, quelquefois, face au “monde extérieur”, l’idée me vient d’enlever toutes les couches, de tout supprimer, ou de faire comme si, de ne plus rien entendre, ne plus rien voir, ne plus être exposé à rien, pour vaincre en quelque sorte le “monde extérieur” par défaut. Et je sais que ces deux stratégies sont vouées à l’échec parce que, précisément, ce sont des stratégies, elles visent à faire quelque chose avec quelque chose, elles pratiquent le faire-faire, lequel faire-faire est devenu une des formes majeures, pour ne pas dire la forme majeure, de notre civilisation : on ne fait pas les choses pour elles-mêmes, on fait des choses pour faire d’autres choses avec, on ne fréquente pas les personnes que l’on fréquente pour elles-mêmes, mais pour faire des choses avec elles, pour qu’elles fassent des choses pour nous. C’est, par exemple, le sens de l’amitié qui s’en trouve modifié : non plus le plaisir de la compagnie de gens avec qui l’on aime à passer du temps, simplement parce qu’ils sont les gens qu’ils sont, mais la réunion chronométrée avec d’autres autour d’un intérêt commun. L’amour se consomme de même, qui ne s’envisage plus comme quelque chose de virtuellement éternel, mais comme une succession de moments à passer avec des partenaires multiples et variés, comme des hors-d’œuvre sans cesse renouvelés. Et, comme l’ennui est partout, il faut le fuir à tout prix. Tout est minuté, qui se digère par paquets de quelques minutes et demie. Le faire-faire, c’est le moyennement de toutes choses, le moyennement de la chose même, laquelle n’est pas toujours aussi un moyen, mais jamais qu’un moyen, et ainsi devient moyenne : nos émotions sont moyennes, nos joies sont moyennes, nos désirs sont moyens, on aime des œuvres d’art moyennes, on assiste à des spectacles moyens parce que rien de tout cela ne doit mobiliser tous nos moyens, il faut que nous soyons simultanément disponibles pour autre chose. Or, des sommes — même colossales — de choses moyennes n’en font pas des choses autres que moyennes. Et cette qualité d’être moyenne est transitive ; elle contamine tout. D’où ce sentiment de déjà-vu universel : tout semble avoir déjà eu lieu parce qu’aucune expérience ne sort réellement de l’ordinaire. Ou alors, c’est trop tard ; on est déjà mort. Au lieu du faire-faire universel, que reste-t-il à qui aspire à une expérience authentique ? Moi, qui ne désire ni la sur-exposition de la couche supplémentaire jetée des espaces déjà saturés ni la sous-exposition de la vie que l’on pèle comme un oignon pour ne plus rien ressentir du tout, que puis-je faire ? Où puis-je me tenir ? Et comment ? Je me dis : « Ce n’est qu’en étant pleinement dans ce que tu fais sans distance aucune que tu peux trouver la réponse à la question ». Et je le fais en effet. Et le faisant, j’essaie de me convaincre de ne pas considérer l’indifférence générale que ma plénitude suscite de par le vaste monde comme une objection aussi dirimante qu’elle en a l’air. C’est tentant pourtant. Exercice spirituel ? C’est vrai, cela y ressemble tant que c’en est désespérant. Ai-je un esprit ? La question est-elle plus ou moins étrange que celle-ci : « Ai-je un corps ? » Ne réponds pas.