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Roland Garros, l’apocalypse, ou n’importe quoi. Je n’ai pas encore trouvé la solution parce qu’il n’y a pas de solution. Le problème, les problèmes, l’écrasante masse des problèmes qui semblent s’opposer à toi ne seront pas résolus, jamais ; pour t’en défaire, tu dois les détruire. Les réduire à néant. Tenter de résoudre les problèmes, c’est les reconduire intacts dans leur forme et leur formulation, inlassablement, c’est espérer que, par miracle, soudain, quelque chose va changer. Mais pourquoi quelque chose changerait ? Rien ne va changer, ce n’est pas vrai. Regarde : tout continue exactement à l’identique. Et, chaque matin, quand tu ouvres les yeux sur le monde que l’on te présente, c’est la même chose que la veille, comment ne le verrais-tu pas ? Comment ne vois-tu pas, dès lors, que ce pourrait aussi être tout à fait différent, mais que, pour ce faire, il ne faut pas changer, non, il faut raser, il faut annihiler, il faut détruire. La destruction du moi n’est pas le prélude à la destruction de la réalité (la fin du monde, la catastrophe, l’apocalypse, Roland Garros, que sais-je ?), elle est une fin en soi : une fois ton moi détruit, tu pourras te libérer. De ce que tu es, de la croyance que tu fus, de l’espoir de continuer à l’avenir. Il ne faut pas continuer. Il faut arrêter. Maintenant. Hier au soir, j’ai écrit un poème. Il y avait assez longtemps que je n’en avais pas écrit. Et, ce matin, quelques heures après le réveil, avant de sortir, je l’ai repris, ai corrigé quelques phrases, en ai ajouté d’autres, mis un point à la fin. Ensuite, je suis sorti de chez moi. Je m’en suis voulu, un peu plus loin, voulu de me soucier des autres, de leurs attitudes, de leurs existences. Et cette remarque n’a rien à voir avec ce que j’ai écrit hier. Je m’en suis voulu parce que dans ce souci critique, il y avait beaucoup de gâchis, et c’était un peu comme un symbole, lequel représente le fait que je me disperse, ne consacre pas suffisamment de temps, ou d’énergie, ou des deux, oui, des deux, à moi-même, c’est-à-dire : à ce qui importe pour moi. « Détruire le moi », si simple que cela puisse paraître, c’est aussi ce que je veux dire par là : mettre fin à la dispersion, se consacrer à la tâche, qui est évidente, pourtant, si claire que, parfois, c’est sans doute un peu imbécile de le dire ainsi, mais c’est comme cela que la formulation me vient, si claire que, parfois, c’est aveuglant. Cependant que j’écrivais ce que je viens d’écrire (depuis « Hier au soir, j’ai écrit un poème » jusqu’à « c’est aveuglant »), je me suis demandé s’il fallait que je le copie, ce poème, ou que je laisse tel qu’il est sous sa forme manuscrite dans mon cahier, avec ses ratures, ses corrections, ses traits, ses déplacements, ses hésitations. Sans succomber à la tentation de croire en l’essence génétique de la littérature, n’est-ce pas elle, la vraie forme de l’écriture ? Mais qu’est-ce que cela veut dire, « vraie forme » ? Dans son journal, à la date du 020524, Guillaume écrit : « Mon problème avec le roman, c’est que c’est une forme ronde, fermée, où tout est à sa place, où il n’est pas concevable de laisser des pans verts, ou crénelés, ou des échafaudages où que ce soit. Il faut que ce soit fini et qu’une fois arrivé au bout l’on puisse repartir pour un tour. Alors que moi, ce qui m’intéresse, c’est de ne finir pas, c’est de laisser les choses en morceaux, comme dans la vie nos vies sont en morceaux. Plus on cherche loin dans le passé, plus tout est en morceaux aussi, et à partir d’un certain point les seuls indices humains qui nous restent des civilisations viennent d’éclats de poterie, de l’art ou non de fondre les métaux, d’un reste de corps inhumés de mains de femmes et d’hommes. » Et cette dernière phrase m’a marqué. Je ne sais pas si c’est une raison de laisser les choses à l’état inachevé, par anticipation, pour ainsi dire, mais il est vrai que l’immense majorité de notre histoire est faite de morceaux cassés, de restes abîmés. « Dans la vie nos vies sont en morceaux » ; l’inachèvement serait-il alors la « vraie forme » ? (Bien que je ne l’aie pas lu, il me semble que, en écrivant cela, Guillaume pense à Pétrole de Pasolini, qu’il a lu récemment et qui semble l’avoir profondément marqué. Lisant les remarques que Guillaume a consacrées çà et là au livre, et regardant dans ma bibliothèque cet impressionnant volume acheté je ne sais plus quand et ouvert avant d’être presque immédiatement après refermé, je me suis dit qu’il faudrait que je lui consacre du temps.) Et le poème fait comme ceci :
Où sont les dons ?
étincelles qui nous éclairent
à renier le drame
— j’entends la nature dramatique de l’univers —
que gagne-t-on ?
mais qu’économise-t-on à l’admettre ?
rumeur mate, je t’entends
tu m’habilles d’une peau de feu
et flammes sont les larmes
dont j’irrigue la terre
il y a tant de raisons de fuir
Corse, Balkans, Bretagne, Algérie
noire — regard de l’enfant —
limite de la carte
qu’y a-t-il au-delà ?
où est-ce là-bas ?
à qui tend le bras on répond un coup de bâton
cassée l’identité
laquelle ne le serait-elle pas ?
aux certitudes j’oppose un geste du doigt
— ne me touche pas ne me regarde pas —
j’ai la science infuse des exils multiples
et à la pointe de notre inconsciente histoire
trace la géographie des vertiges et du
vortex populorum.