Courir, boire, manger, dormir. C’est ce dont je devrais me contenter, ces jours-ci : une forme d’être minimale, en-deçà de quoi, je le suppose, je n’en sais rien, n’en ayant jamais fait l’expérience, il n’y a rien, — qu’une vie végétative. De cette existence minimale, bien sûr, je ne puis pas m’en contenter, notamment à cause de ce surmoi moral qui me scrute, me juge, et m’accable, mais je le devrais toutefois, je le sais, tant il me semble, en effet, que chaque fois que j’essaie de faire quelque chose, le résultat auquel je parviens tient plus de la farce catastrophique que de l’exploit olympique. J’ai des goûts tellement au-dessus de mes moyens que c’en est comique, et démoralisant : comment peut-on vivre ainsi, dans une telle asymétrie, une telle incohérence entre ce à quoi l’on aspire et la réalité ? La réponse que l’univers apporte à mes attentes, mes questions, réduit ce que je suis à une importance cloportesque. Et peut-être est-ce bien, ainsi — il est bon de s’humilier, moyen par lequel, à l’échelle de l’univers, on se situe à la juste place que l’on occupe —, qu’est-ce que j’en sais ? C’est vrai, tout est vrai outre ce qui me plaît, mais on a beau savoir qu’il faut changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde, l’ordre auquel on se trouve réduit en changeant de la sorte rend le monde si peu désirable que l’on ne s’y conforme jamais que par découragement, défaitisme, dans une reddition sans conditions des plus humiliantes. On a été vaincu, il faut le reconnaître, et une bonne fois pour toutes : la vérité n’a aucune importance, ne comptent jamais que les circonstances. Pourtant, trop souvent, malgré toutes ces remarques pleines de bon sens, je me perds quand même dans la contemplation de lieux désirables où j’aimerais vivre, où je me vois vivre. Me disant avec étonnement : « Demeure-t-il encore réellement des lieux sur terre qui ressemblent à une nouvelle de Henry James en Italie (l’idée que je me fais de la maison où se déroulent les Papiers d’Aspern) ? » Et j’ai beau savoir que je devrais châtier sans retenue aucune et avec la plus grande sévérité cette part rêveuse de ma nature, au fond, je crois que je n’ai pas le cœur de me le reprocher : même si c’est faux, c’est un peu trop beau pour l’abîmer. Qui ne vit que dans la version actuelle de la réalité ternit l’éclat des choses : elles sont comme elles sont, seulement comme elles sont. Peut-être est-ce le fantasme de tout petit-bourgeois que d’être rentier, je n’ai pas fait de sondage pour m’en assurer, et n’en ai guère envie, non ; en vérité, ce que je voudrais, ce serait m’adonner à l’indolence et à la douceur sans retenue, sans distanciation, sans culpabilité, à la vie.