Écrit un nouveau chapitre de Loin de Thèbes, ce matin. Avant même d’aller courir. J’étais tellement plongé dedans, et encore après l’avoir écrit, que j’ai oublié des événements — certes infimes — dont j’ai dû demander après coup à Nelly s’ils avaient bien eu lieu parce que je ne m’en souvenais tout simplement pas et trouvais pourtant des preuves qu’ils s’étaient déroulés. Le plus étrange, c’est que j’ai écrit ce chapitre après m’être dit — il y a quelques jours et ce matin aussi, l’instant avant de me mettre à écrire — que ce livre allait rester lettre morte, abandonné comme cela à l’état d’ébauche inachevée parce que je n’avais pas la force ou la détermination ou l’envie ou les idées ou rien de tout cela à la fois pour remplir la sorte de programme non-écrit que je me suis fixé et qui constitue la trame du livre. Si je puis déjà éliminer l’hypothèse du manque d’idées (j’ai l’idée du livre et celle-ci ne sera pas détruite par l’inachèvement du livre : les idées sont indestructibles), les deux autres hypothèses — qui sont peu ou prou la même hypothèse — sont réfutées par l’écriture même de ce chapitre, le seizième de l’ouvrage, qui est la suite logique des précédents et se situe à l’exact mi-chemin entre le précédent et les deux chapitres (ou peut-être un seul, je ne sais pas précisément) suivants. La vérité est peut-être celle-ci : je ne suis pas obligé d’écrire tout le livre d’un coup, ou plus modestement sans repos ni répit d’un jour à l’autre entre le moment du commencement et le moment de l’achèvement, il n’est pas nécessaire qu’un livre s’écrive d’un seul souffle pour mériter d’être mené à bien. Il peut s’écouler du temps entre les moments, cela ne les rend pas moins bons, moins beaux ; la performance littéraire n’ayant plus le mérite de la nouveauté (les 53 jours de Stendhal sont datés), elle pâlit en comparaison de ce qu’une machine peut produire désormais en un temps record sans que cela ne coûte grand-chose à qui s’en sert mais rapporte beaucoup à qui de droit, quand même cela n’aurait pas beaucoup d’intérêt pour personne. Je ne gagnerai rien à finir vite, c’est ce que je veux dire et ce n’est pas que je veuille me laisser du temps pour le pur plaisir de disposer de ce temps, mais peut-être ce temps est-il nécessaire à l’écriture, pour qu’il y ait de l’air entre les mots, que cela respire dans ma tête et entre mes doigts et que je ne sois pas contraint par moi-même d’aller au fait trop vite. Aussi, ai-je passé l’après-midi à lire en prévision des chapitres suivants. Et c’était bien ainsi, oui.