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Dégoût de la photographie. Comment décrire autrement ce que j’ai ressenti ? Peut-être cela faisait-il quelques jours déjà — depuis le retour des beaux jours qui ne correspond pas, à Paris, à feue la belle saison, mais à l’invasion des touristes — que ce sentiment allait grandissant mais, ce matin, là, du côté du Louvre, où je me trouvais pour accompagner Daphné à son cours de dessin, j’ai été submergé par cette vague de dégoût au contact de tous ces gens qui, sous toutes les formes, par tous les moyens, dans toutes les positions, prenaient des photographies. Des photographies d’eux-mêmes, de ce qu’il y avait autour d’eux, d’eux-mêmes au milieu de ce qu’il y avait autour d’eux. C’était tellement bête, tellement laid, tellement imbécile, c’était un tel spectacle de désolation que de voir ces gens en train de se prendre en photographie juchés sur leur piédestal de fortune, le doigt tendu vers le bas devant la pyramide du Louvre, de voir l’enfant obliger sa mère à recommencer une fois de plus la prise de vue où iel descend les marches dans le passage, de voir cette femme à la disgrâce beige poser devant l’objectif de ses larbines, son voile noué sur sa tête, devant l’entrée de la Galerie Vivienne, de voir tous ces gens faire tous la même chose, encore et encore, dans une frénésie iconique tout à fait délirante que je me suis dit que plus jamais je ne prendrai une photographie de ma vie. Je me suis assis sur un banc sur le quai face à la Seine, j’ai regardé les bateaux passer, et je me suis dit que, la prochaine fois que j’aurais envie de prendre une photographie, à la place, je ferai un dessin ou j’écrirai une description de ce que je prendrais en photographie si je prenais encore des photographies ou alors, plus sûrement encore, je ne ferai rien. Et la certitude que, parmi tous ces gens, personne ne se rendait compte de la dimension absolument insensée de la production massive — mais « massif », en réalité, n’est plus l’adjectif qui convient, nous avons dépassé l’ère de la masse, des masses, nous sommes entrés dans une nouvelle ère, sans commune mesure avec celle de la masse, bien plus énorme que la masse, une ère où la masse s’est multipliée par elle-même, s’est élevée au carré de son image, et ce n’est que le début de l’ère, cette ère ne fait que commencer — d’images photographiques renforçait encore mon sentiment, comme si j’étais le seul à voir au milieu de ces hordes prises d’une folie collective : sous tous les angles et de toutes les manières possibles, consommer le monde, affirmer sa présence au monde, l’enregistrer et la diffuser dans le monde entier, et ne jamais cesser et continuer, et recommencer, et faire des milliards de fois la même image, exactement celle qu’on a déjà vue des milliards de fois, refaire, rejouer, répéter, imiter des milliards de fois ce qui a déjà été fait des milliards de fois. Et comment ne pas se rendre compte que c’est cela, le progrès, j’allais dire : « l’essence du progrès », mais ce n’est pas une question d’essence, c’est une question de destin. C’était tellement violent d’être pris au milieu des feux incessants de ces appareils photographiques, si terrifiant d’imaginer les milliards de photographies sur lesquelles, au terme d’une vie, qui vit à Paris doit finir par se trouver involontairement. Est-ce cette somme-là d’images involontairement de moi mon identité, ma véritable biographie ? S’imaginant la chose, sa vie sous cette angle, qui peut encore avoir envie de sortir de chez lui ? Mais la question devrait être tout autre : s’imaginant le nombre hyperbolique de photographies qui sont prises chaque jour de par le monde, qui peut bien avoir encore envie d’en prendre une autre ? Qu’est-ce qu’une photographie de plus ? Eh bien, à la fois rien et la promesse de la destruction du monde. En tant que telle, l’unité supplémentaire n’ajoute presque rien mais en tant que partie du tout l’unité supplémentaire conduit le monde à sa perte. Vers 400 avant Jésus-Christ, fasciné par le tas de sable qu’il avait devant lui, Eubulide de Milet se demanda : Qu’est-ce qui fait un tas de sable ? Un grain de sable, par exemple, n’est pas un tas de sable. Mais si un grain de sable n’est pas un tas de sable, deux grains de sable ne sont pas un tas de sable. Mais si deux grains de sable ne sont pas un tas de sable, trois grains de sable ne sont pas un tas de sable. Mais si trois grains de sable, et ainsi de suite, à l’infini, en ajoutant un grain de sable à n grains de sable, jamais on n’aura jamais un tas de sable. Donc, il n’y a pas de tas de sable. Ce paradoxe sorite (du grec ancien σωρός qui veut dire « tas »), nous en vivons une version hallucinée : il y a toujours plus de grains et toujours moins de tas, toujours plus d’images et toujours moins de vision, plus on produit d’images et moins on voit de choses, plus on fait des photographies et moins on voit les choses, on ne voit plus les choses pour les choses mêmes mais pour les prendre en photographie, on ne voyage pas pour connaître sa géographie, mais pour se prendre en photographie. À la folie. Une histoire de l’art (visuel) devrait partir de cette prémisse de la production en nombre potentiellement infini des images (fixes et mobiles, en outre). Sans cette prémisse, qui nous permet de comprendre que nous ne comprenons rien, il est impossible de rien comprendre. Sans la compréhension de l’aveuglement que produit l’accumulation d’images en nombre potentiellement infinie, parce que ces images, il ne suffit pas de les prendre, il faut encore les stocker, et si l’infini semble virtuel, l’espace de stockage, lui, ne l’est pas, il est bien réel, il consomme les ressources de la planète, il commence le monde, il consomme ce que nous avons en commun, et plus nous produisons d’images et moins nous avons de choses en commun, nous ne pouvons rien voir, et nous sommes condamnés à ne plus rien avoir à dire, nous sommes condamnés au silence des images photographiques qui valent tous les mots de la terre, avalent tous les mots à la surface de la terre, deviennent la surface de la terre.