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Qu’est-ce que la sainteté ? me suis-je demandé sur le chemin. Et, sans pour autant cesser de courir, j’ai ajouté : Une sainteté sans Dieu est-elle possible ? Suivie de la reformulée ainsi : Une sainteté immanente est-elle possible ? À quelles conditions ? mais cette dernière question, c’était assez étonnant, sans pour autant cesser de courir, je me la posais et puis je l’effaçais, me la posais de nouveau et l’effaçais encore, comme si je n’étais pas certain de sa pertinence. Avais-je la réponse aux autres questions ? La première, surtout ? Sans pour autant cesser de courir, j’ai éclaté de rire quand j’ai croisé le regard bradpittien de cet homme brun à qui, si on m’avait posé la question, j’aurais donné une trentaine d’années, mais il était sans doute plus jeune. Il était là, assis sur un banc dans le Jardin, sous l’objectif d’une fille qui venait de le prendre en photographie. Et quand, tel Parménide, je suis passé entre eux deux, la fille à main gauche, l’homme à main droite, son regard a croisé le mien dans le geste glamouresque de rabattre une mèche de ses cheveux de la main que le vent avait déplacée. Il était franchement laid, souffrait d’une calvitie prononcée (raison pour laquelle j’eus été enclin à lui donner un âge probablement plus vieux que le sien) et était affublé d’un tatouage bave sombre dans le cou. Il portait une tenue d’un marron indistinct et sa suffisance, sa vanité et son ridicule me sautant aux yeux en croisant les siens, sans pour autant cesser de courir, je n’ai pu m’empêcher d’éclater de rire. Et je crois qu’ainsi, j’ai répondu, ne serait-ce que de manière partielle et totalement négative à la question : Qu’est-ce que la sainteté ? — Pas cela. Pourtant, c’était, je crois, la question que je me posais : Puis-je être un saint ? C’est-à-dire : Suis-je capable de mener une vie pure et édifiante ? Et à la question posée, la réponse s’imposait : Non, je ne le puis pas. Pourquoi ? Sans doute suis-je trop ironique, c’est possible, oui, mais peut-être y a-t-il autre chose que cela, quelque chose comme ceci : non, la sainteté ne peut pas se passer de transcendance. Pourquoi est-ce que je me pose ce genre de questions ? Parce que la question de « l’athée vertueux », brûlante au XVIIe siècle, retrouverait une soudaine actualité ? Mais en vertu de quoi ? Un peu comme tout examen de la réalité, tout examen de soi doit (ou devrait) s’ouvrir sur la reconnaissance de notre perplexité. Toute autre attitude ne peut rien être que l’expression tautologique de nos préjugés. Avant tout chose, il faut ne rien comprendre. Qui comprend tout du premier coup, malheureusement, c’est une sorte de paradoxe, n’est qu’un imbécile. L’humanité s’éduque. Qu’il n’y ait rien d’autre que ce monde dans lequel nous vivons n’implique pas que nous soyons libres de faire n’importe quoi. L’immanence de la réalité — la réalité de l’immanence — nous place dans une position d’où toute possibilité de surplomb est absente : rien ne nous sera révélé parce qu’il n’y a rien à révéler. En revanche, nous pouvons imaginer une vie meilleure — en vérité, de nombreuses vies meilleures — et tâcher de les vivre. Et, dans l’immense majorité des cas, nous ne le fassions pas (parce que nous n’en avons pas les moyens, parce que nous ne nous n’en avons pas envie, parce que nous n’y pensons même pas) n’est pas une raison d’abandonner ce projet. Entretemps, fort heureusement, j’avais cessé de courir.