Écrit une longue lettre à R. Un message privé sur insta, en réalité, mais le médium n’importe pas, ce qui importe, c’est de se parler. Et puis, réfléchissant à ce que je lui avais écrit, je me suis fait remarquer que, en effet, si je n’étais pas plein d’espoir, je ne passerais pas le temps que je passe chaque jour, ou presque, quatre, cinq fois par semaine, avec Daphné pour qu’elle fasse ses devoirs, si je ne croyais pas en la possibilité d’un avenir meilleur, je ne passerais pas tout ce temps avec elle, pour l’accompagner, l’aider à grandir, l’aider à apprendre, et à aimer la vie. Si je ne croyais pas en cela, je ferais comme cette psychologue (je la cite) : « Personnellement, j’ai toujours mis mes enfants devant la télévision pendant 1h30 en rentrant de l’école. » Par amour, évidemment. Pourquoi déteste-t-on les autres sinon par amour ? Les psychologues sont les ennemis de l’humanité, ils réduisent l’immense majorité des gens qui les consultent, et qui n’en ont absolument pas besoin, au rôle de pures machines à abréagir, à passer à l’acte de la façon la plus bête, la plus indécente qui soit. Au lieu d’en finir avec le concept de culpabilité, c’est-à-dire : au lieu d’en finir avec l’illusion de la transcendance, on apprend aux gens à déculpabiliser, c’est-à-dire : à transgresser des normes. Or, dans le même temps où elle les transgresse, la transgression maintient ces normes en place, les reconnaît. Et l’on fait ainsi des gens psychologisés de la sorte d’éternels adolescents qui remettent en question l’ordre établi sans jamais leur donner la possibilité intellectuelle, existentielle, d’envisager un autre ordre, une autre manière de vivre. Tel n’est d’ailleurs pas le but ; le but est de les rendre normaux, que tout soit normal, que l’imagination soit réduite à néant. Mais ce n’était pas ce que je voulais dire, ce que je voulais dire, c’est que le temps que je consacre à Daphné, je ne le lui consacre pas par contrainte, par devoir, par responsabilité, mais par amour, par amour de l’avenir, par amour de ce qui vient. Et pourtant, on le voit bien, ce monde dans lequel je vis — l’Europe — est finissant, il est à bout de souffle, vieillissant, il ne fait plus d’enfants, n’a plus d’espoir, hésite sans cesse entre la dissolution dans une masse indifférenciée sans histoire qui n’est qu’un pur fantasme et l’illusoire repli sur soi, barricadé, enfermé, symptômes symétriques de peuple épuisé. Sans horizon, l’Europe avait choisi le calme de la nulliparité, le confort de la sédation finale et le bonheur de la consommation. S’apercevant qu’elle ne peut plus consommer sans limite, son mode de vie s’effondre sur lui-même, mais il est trop tard : durant son absence l’histoire ne s’est pas arrêtée, elle s’est faite ailleurs et, désormais, l’histoire vient d’ailleurs. Pourtant, donc, je ne désespère pas, non, je ne suis pas désespéré, non ; sans haine, sans rancœur, sans mauvaise conscience, je tâche d’élaborer une nouvelle sensibilité qui, ayant tourné le dos aux sortilèges de la transcendance, ne s’abandonne pas au nihilisme de l’autoconsommation, mais envisage l’immanence comme une chance, enfin, de sortir de la pensée dualiste pour être avec le monde. Est-ce que je délire ? C’est possible. En tout cas, il est certain que mes préoccupations sont à des années-lumières de celle qui ont cours là où je vis au moment où je vis, mais cela ne fait rien. C’est vraiment sans importance. Tout ce que je fais est là. Et chaque jour, loin de renoncer, malgré les moments d’abattement, les envies de renoncer, chaque jour, en effet, j’œuvre.