De l’autre côté du boulevard, assis par terre, un homme se met à hurler dans un micro. ne percevant que le son de la chose, je crois à quelque manifestation, c’est la saison, mais non : il est tout seul. Et puis, si improbable que cela puisse paraître, on l’entend diffuser dans son appareil à hauts parleurs une chanson de Joe Dassin qui fait : « Dans Paris à vélo on dépasse les autos / À vélo dans Paris on dépasse les taxis / Dans Paris à vélo on dépasse les autos / À vélo dans Paris on dépasse les taxis ». Mais lui ne bouge pas, il reste là, assis par terre, là. Parfois, il braille, et je ne comprends pas ce qu’il dit, parfois, il passe de la musique. Et que tout soit possible en permanence, mais que ne se produise jamais que le plus insignifiant, le plus désagréable, le plus indigent, je ne sais pas ce que cela m’inspire. Rien, peut-être. Alors, passons. À côté de l’homme assis par terre, il y a toujours ces hommes noirs qui passent là toutes les après-midis de leur vie, autour du même banc, à attendre que les commandes reprennent, qu’on leur donne encore du travail, un peu de travail. Et de ceux-là, de ces hommes-là, j’ai beau écouter, je n’entends personne parler. Pourtant, si l’on écoute les gens qui font profession de parler contre des bulletins de vote, lesquels bulletins de vote se transforment toujours d’une manière ou d’une autre en argent, c’est mieux que la pierre philosophale, leur affaire, ils ont tout compris à la misère du monde, tout compris à l’injustice, tout compris à la vérité, tout compris au bien et au mal. Comment se fait-il, alors, qu’ils n’en parlent pas, jamais ? Je ne sais pas. Je crois qu’il n’y a que moi qui ne comprends pas. Qui ne comprends rien. Un peu plus tard, l’homme au micro de plastique a passé une reprise d’une chanson des Beatles (All You Need Is Love, il me semble) et puis de la musique tzigane, ça ressemble à Taraf de Haïdouks, mais peut-être que c’est simplement le seul groupe de musique tzigane que je connais. Tout à l’heure, j’ai pensé à cette phrase que j’ai toujours entendu mon père répéter (et qui remonterait à Euripide, semble-t-il) : Zeus rend fous ceux qu’il veut perdre. J’ai songé à faire un jeu de mots avec Jupiter. Mais, sans que je sache très bien pourquoi, je ne l’ai pas fait. Il m’a fait rire et puis il ne m’a plus fait rire. Hier, je me suis endormi trois fois sur le livre que j’étais sensé lire pour la réunion du prix de demain, et je crois que ce n’est pas bon signe. Dans le livre, je n’ai pas établi de statistiques précises, il est donc possible que mon analyse soit quelque peu exagérée, dans le livre, dis-je, trois phrases sur quatre commençaient par « Et » ou sa variante « Et puis », et cela non plus, je crois, cela n’est pas bon signe. Bon signe de quoi ? La littérature. Pourquoi ? L’auteur du livre s’est vu décerner le Prix Nobel de littérature. Mais cela ne fait rien, non. Je ne me soucie pas de la littérature. Comment ? Mais de quoi te soucies-tu alors ? Je ne sais pas, de moi ? Je veux dire : de mon intégrité morale en tant que lecteur. Lisant le livre envers lequel, il faut que je le précise, j’étais pourtant bien disposé, j’ai eu l’impression que l’auteur avait mis une mesure de Samuel Beckett et une mesure de Thomas Bernhard dans un verre à cocktail, avait secoué et puis s’était dit : Voilà, ça, c’est de la littérature. Pourquoi est-ce que les meilleurs n’ont jamais le Prix Nobel de littérature ? Je me suis posé la question. J’ai réfléchi quelques instants. J’ai dressé une liste sommaire d’écrivains qui font partie de la constellation des écrivains que j’admire, j’ai comparé cette liste avec la liste des prix nobels de littérature et j’ai constaté la réalité de la réalité : les deux ensembles n’ont aucun membre en commun. J’ai envisagé la possibilité d’une exception, et puis j’ai dû me rendre à l’évidence : non. Est-ce de ma faute ? C’est-à-dire ? Oui, est-ce de ma faute si j’ai les goûts que j’ai ? Ne devrais-je pas avoir des goûts que je n’ai pas ? Mais comment ferais-tu ? Eh bien, je ne sais pas, moi, comme tout le monde : je ferais semblant. Comment, en effet, autrement que par le faire semblant, comment expliquer que les gens aient si mauvais goût ? Cela ne se peut pas. Il doit y avoir une explication rationnelle, et la voici : les gens font semblant d’avoir les goûts qu’ils ont, sinon ils n’aimeraient pas toutes les choses détestables qu’ils aiment, n’écouteraient pas l’horrible musique qu’ils écoutent, ne mangeraient pas la nourriture répugnante qu’ils mangent, ne liraient les mauvais livres qu’ils lisent, qu’ils lisent et qu’ils élisent. Legunt, eligunt et diligunt. Saint Augustin, patron des prix littéraires, priez pour moi.