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En 1985, ai-je appris en me documentant pour écrire la lettre que j’étais en train d’écrire à P., durant le tournage de Ginger e Fred, Federico Fellini perdit le procès qu’il avait intenté à Silvio Berlusconi pour empêcher les chaînes de ce dernier de couper ses films au cours de leur diffusion à la télévision. J’ignorais aussi que, tout en reconnaissant que le fait de les couper durant leur diffusion portait bel et bien atteinte à l’intégrité des œuvres diffusées, le juge en décida ainsi parce qu’il considérait que les téléspectateurs s’y étaient habitués. Et peut-être est-ce de la sorte que l’histoire se fait : on finit par s’y habituer. On comprend que l’on a changé d’époque quand on s’aperçoit que les gens se sont habitués à des choses que la génération qui les précédait n’était pas prête à accepter. Ginger e Fred est moins un film profondément nostalgique — nostalgique, tout le cinéma de Fellini l’est — qu’une satire d’une époque qui méprise la poésie, l’intelligence, et ne vit que par et pour l’argent auquel elle rend un culte frénétique. Mais c’est une satire consciente d’elle-même, c’est-à-dire : consciente qu’elle a déjà perdu, et qu’elle n’est donc que cela, une satire, qui ne pourra pas inverser le cours de l’histoire, mais simplement s’en moquer une dernière fois. Le drame de l’histoire, pour qui la vit, est qu’elle a lieu. Et qu’on ne sait jamais l’expliquer autrement qu’après qu’elle a eu lieu. Aussi l’impression que l’on a de pouvoir influer sur les cours des choses est-elle une profonde illusion. Pour influer sur le cours des choses, il faudrait pouvoir regarder l’univers depuis l’extérieur. Et encore, à soi seul, ce point de vue surplombant ne serait-il pas suffisant : à elle seule, la connaissance ne donne pas de raisons d’agir. C’est une coquille vide. Pour passer à l’acte, il faut autre chose. Et cette autre chose, qu’on peut appeler « la passion », est la seule puissance motrice. « ’Tis not contrary to reason, écrivait David Hume, to prefer the destruction of the whole world to the scratching of my finger. » Une fois que les processus sont enclenchés, il doivent aller à leur terme. On peut tenter d’entraver ce cours des choses, mais on ne fait jamais que retarder l’avènement de l’inévitable, ce qui aggrave toujours la situation. C’est vrai que l’on finit toujours par s’habituer, mais comme on s’habitue à tout, à tout sauf à la mort, il n’y a guère de motifs de se réjouir de cette force de l’habitude. En droit, le juge qui décida que les gens s’étaient habitués à la coupure des œuvres avait sans doute raison, mais pour nous, qui sommes les héritiers de cette désintégration des œuvres, quel peut bien être le sens du droit ? Rien ne nous protège, tout ce qui doit arriver, arrivera, et il n’y a nul moyen de l’en empêcher ; tout ce que nous pouvons faire, c’est survivre. Et espérer que nous ne sommes pas dans la situation de Neanderthalensis qui, un beau jour, vit arriver du fin fond de l’Asie ceux que l’avenir devait appeler du nom un peu grotesque de Cro Magnon. Car, si Cro Magnon, c’est nous, comme on dit, l’autre aussi.